2.3  1997, la survie

Si le tronçon québécois d'Internet se distingue en raison de son origine «amériquoise», le modèle économique vient cependant des États-Unis et s'impose de plus en plus.  Et justement, la bible de l'économie au sud du 49e parallèle, le Wall Street Journal, jette un pavé dans la mare en janvier avec la publication d'un article du chroniqueur Don Clark.  Il y trace un portrait peu reluisant de la situation des éditeurs électroniques et des producteurs de contenus, et conclut qu'après deux ans d'engouement le Web ne répond pas aux attentes de rentabilité qu'on avait à son égard.  Les «gros joueurs» ont perdu beaucoup de sous, ceux qui restent monopolisent les recettes publicitaires au détriment des périodiques électroniques aux infrastructures modestes.  Environ 900 producteurs de contenus se disputaient, en 1996, 300 millions de dollars en recettes publicitaires.  Les dix plus gros producteurs s'accaparaient les deux tiers de cette enveloppe, ceux qui ne figurent pas dans le «TOP 100» au chapitre des revenus encaissent moins de 3 000 $ par mois.

La situation de la survie des petits sites indépendants est aussi évoquée en France dans le quotidien Le Monde sous la plume de Xavier de Moulin-Beaufort qui écrit : «Confrontés au développement rapide des sites commerciaux, les idéalistes du réseau se battent pour faire vivre leurs magazines électroniques, les "e-zines"».  L'auteur cite David Dufresne, selon qui «les e-zines deviennent, malgré eux, une forme de "publicité en acte" pour l'ensemble du réseau, et donc pour les entreprises, qui toucheront les dividendes.  Nous sommes les gentils amuse-gueules de l'Internet de demain, qui, d'une façon ou d'une autre, sera verrouillé».  Le milieu français réagit, les indépendants publient un Manifeste, un large débat s'engage sur la définition de la notion d'indépendance.

Des États-Unis arrive un modèle d'agrégation de contenus, Mining Co., qui compte sur des particuliers pour l'élaboration et le maintien de contenus thématiques en échange de 30 % des recettes publicitaires générées par l'entreprise. 

En mars 1997, le milieu publicitaire bouge au Québec et se dote lentement de structures.  Le Groupe de travail sur les applications publicitaires d'Internet (GTAPI, composé de Publicis-BCP, Bell Canada, Télémédia Communications, Cossette Communication-Marketing, Vidéotron, Conseil des directeurs médias du Québec, Invention Media, Radio-Canada) élabore des normes de formats pour les bandeaux publicitaires, démarche qui ne viendra que plus tard dans le marché américain. 

Invention Média annonce qu'il adopte le système BBM New Media afin d'offrir des statistiques vérifiées sur son site Branchez-Vous!, un site commandité par Bell qui est aussi membre du GTAPI.  En revanche, on lisait dans la version imprimée du périodique Info Presse que La Toile du Québec, site aussi commandité par Bell, utilisait pour sa part le logiciel WebTrends, choix technologique de la société A.C. Nielsen pour son service de mesure d'achalandage WebAudit.

Présent en France depuis 1995, le modèle de régie publicitaire pour sites Web fait école ici. Après Invention Média qui instaure un service de régie pour ses sites maisons, puis offre son service à d'autres éditeurs, Olivier Soussy, anciennement responsable de la direction média du groupe Télécommunications chez Cossette Communication- Marketing lance sa propre agence de représentation de sites Web québécois, Soussy.com.

Côté contenu, le professeur Michel Cartier, de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), signe un ouvrage, Le nouveau monde des infostructures, où il décrit l'émergence d'une nouvelle économie basée sur le développement d'une industrie du contenu, aussi appelée industrie de l'information, industrie culturelle ou industrie du numérique, fondée sur la matière grise plutôt que sur le capital.

En avril, le GTAPI annonce le résultat de ses travaux préliminaires sur la mesure de fréquentation des sites Web, l'achalandage qui servira à évaluer les tarifs publicitaires versés aux propriétaires, diffuseurs, créateurs ou exploitants de sites Web.  Le rapport est une synthèse des outils de mesure disponibles et de l'utilisation du fichier journal du serveur (log file) comme donnée de base.  Il comporte aussi un lexique de définitions opérationnelles, pour que tous les acteurs parlent le même langage.  Le GTAPI exclut d'emblée les méthodes intrusives de mesure de fréquentation ou de suivi de la clientèle comme les fichiers témoins (cookies).  L'analyse se basera donc sur le décorticage du fichier journal du serveur pour lequel le GTAPI a mis au banc d'essai différents logiciels spécialisés.

Pour les diffuseurs de contenus, l'analyse du fichier journal peut se faire à l'interne ou être confiée à une entreprise spécialisée, sur une base ponctuelle, hebdomadaire ou mensuelle.  Première à offrir ce service au Québec, Cossette Interactif, elle-même membre du GTAPI.  Deux autres services de validation seront reconnus en juin par le GTAPI, soit ABVS, et BBM Nouveaux Médias, mais on omet pour l'instant de parler d'un logiciel québécois de contrôle d'achalandage, Duèze de Marigny Solutions.

Les coûts de ces services varient selon l'importance de la fréquentation d'un site et la fréquence des rapports présentés.  La validation par un tiers des statistiques de fréquentation d'un site ajoutent, à coup sûr, un élément susceptible de rassurer les annonceurs sur la visibilité de leurs campagnes.  Par ailleurs, interrogés à savoir si le groupe de travail s'était penché sur la question des coûts de cette validation pour les producteurs et diffuseurs de contenus, les membres présents ont dit ne pas s'être attardés sur le sujet.

L'accès est en hausse.  Selon les résultats d'un sondage Statmédia mené par téléphone entre les 6 et 25 juin 1997 auprès de 3 008 Québécois et Québécoises de 15 ans et plus, on estimera à 590 000 le nombre de personnes ayant accès à Internet depuis leur foyer, comparativement à 229 000 il y a un an, soit une augmentation de 157 %.  L'accès depuis le lieu de travail est aussi en hausse, 497 000 personnes (+ 108 %), de même que l'accès depuis les établissements d'enseignement, 241 000 personnes (+ 84 %).  En outre, l'augmentation de la proportion de la clientèle des 45 ans et plus est confirmée par la troisième enquête du RISQ; elle représenterait maintenant 27,7 % de la clientèle québécoise du réseau.

Autre volet de la professionnalisation, la société Jurifax propose en juillet cinq modèles de contrats en français, conçus spécifiquement pour les activités entourant les sites Web, soit la conception d'un site, son hébergement, sa maintenance, sa promotion et la diffusion de bandeaux publicitaires.

En août, l'industrie américaine de la publicité en ligne voit l'émergence d'un nouveau modèle, rien de moins ici qu'un service de jumelage entre producteurs de contenus et acheteurs d'espaces publicitaires; un léger pourcentage de chaque transaction est versé au service Brought To You By (B2UB) un peu à l'image des commissions sur ventes par carte de crédit.  De gros joueurs de l'arène de la pub endossent ce modèle dont Ogilvy & Mather, Young & Rubicam, DMB&B, et Anderson & Lembke.  Les promoteurs du modèle expliquent que le système actuel des agences et intermédiaires est trop lourd, trop lent, et tend à décourager les annonceurs potentiels plutôt qu'à leur offrir des services souples et efficaces.  En décembre, le service est renommé New Media Exchange (NMX) et prétend servir 150 millions d'impressions publicitaires par mois, avec un CPM de 35 $ US (moyenne de l'industrie, 20 $ US) sur une centaine de sites.

Autre fait marquant aux États-Unis, un groupe de sites Web d'intérêt pour les femmes, le Women's Forum, propose aux annonceurs un véhicule publicitaire ciblé, et prétend pouvoir offrir 15 millions d'impressions publicitaires par mois, réparties sur les douze sites participants.  On prévoit un CPM d'environ 38 $ US pour ces impressions publicitaires ciblées.

À l'automne, l'arrêt des activités des Chroniques de Cybérie déclenche de nombreuses réactions et fait l'objet de discussions aux rencontres du Forum des inforoutes et du Multimédia (FIM), ainsi qu'aux journées de la publicité interactive Boomerang, sur le rôle de la publicité dans le soutien à la production de contenus.

Enfin, en décembre, les chefs de file du marketing et de la publicité sur Internet au Canada annoncent la formation du Bureau canadien de la publicité sur Internet (BPI Canada), un nouvel organisme qui cherchera à structurer et à normaliser les pratiques du secteur.


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URL : http://www.cyberie.qc.ca/etude/23.html
Mise en ligne : 31 mars 1998