2.2  1996, la maturation

L'année 1996 marque un point tournant pour le réseau Internet au Québec et partout dans le monde.  C'est l'année où le médium s'implante solidement dans le paysage médiatique.  La tenue en juin à Montréal de la conférence internationale de l'Internet Society, INET'96, n'est pas étrangère au phénomène et aura des retombées considérables dans le milieu.  Mais 1996 sera aussi l'année où surgissent de grands débats de fond, année «équinoxiale» entre certitudes et questionnements.

Le dépôt d'un projet de loi américain, le Communications Decency Act (CDA), remonte à mai 1995, mais c'est en février 1996 que s'amorce la «campagne du ruban bleu», première mobilisation d'envergure de la population réseau, contre la censure et pour la liberté d'expression dans le cyberespace.  Un autre débat s'engage autour de la question du respect de la vie privée, avec un corollaire important pour le commerce en ligne, la protection des renseignements personnels et financiers.  Ces questions trouveront largement écho au Québec, tant dans la presse en ligne que dans les médias traditionnels.

En février, le quotidien parisien Libération dépêche un de ses journalistes pour faire enquête sur le phénomène Internet au Québec et sur les raisons pour lesquelles on y produit un tel volume de contenus.  Il écrit «Ici l'Internet a explosé il y a un an au bas mot, un siècle à l'échelle française».  L'avance québécoise en matière de contenus se confirme aussi, en début d'année, avec le concours des Webs d'Or où un nombre impressionnant de sites Web québécois figurent dans les dix premiers sites sélectionnés dans les diverses catégories par les utilisateurs francophones du monde entier.

On voit aussi une préoccupation de plus en plus présente de dresser un profil des utilisateurs et utilisatrices du réseau; c'est le début de la «cybermétrie».  Le RISQ lance ses premières sondes.  En novembre, les résultats de sa deuxième enquête révèlent que si 75,4 % des répondants et répondantes disent être d'accord, ou plus ou moins d'accord, avec l'énoncé «On trouve beaucoup de contenus québécois sur le Web», 56,9 % se disent en désaccord avec la proposition «Je trouve tout ce dont j'ai besoin en français».  En clair, on trouve beaucoup de contenus québécois, mais pas nécessairement ce dont on a besoin.  Et, surprise, parmi les 25 sites les plus fréquentés par les répondants, 13 sont québécois et 12 américains.  Aucun site français, belge ou suisse.

Certains médias traditionnels se positionnent sur Internet.  Radio-Canada lance l'émission Branché (site actuel de Branché) consacrée à Internet et aux nouvelles technologies, le réseau TVA répliquera plus tard avec l'émission Inter@ctif.  Le Journal de Montréal, par l'entremise de I-cor Média, une filiale de Quebecor Multimédia, lance une version en ligne.  Les quotidiens Le Droit (Outaouais) et Le Soleil (Québec) suivront.

Le monde de l'éducation poursuivra sa lente appropriation du médium.  On voit paraître entre autres, au fil des mois, édu@média, un bulletin électronique qui traite de l'actualité pédagogique, Trait d'union, bulletin d'information de la société GRICS qui travaille de concert avec Bell, Le réseau d'information académique du Québec qui portera plus tard le nom de Horizon, et la Vitrine sur les applications pédagogiques de l'ordinateur (APO).

Internet demeure néanmoins ce fouillis d'information où on a parfois peine à se retrouver.  De nombreux répertoires et outils de recherche voient le jour et viennent s'ajouter aux produits existants, dont celui du Centre international pour le développement de l'inforoute en français (CIDIF), le répertoire Index.qc.ca, le répertoire de logiciels Winternet Québec, Francité et Carrefour.Net.  Pour sa part, La Toile du Québec dote son répertoire d'un moteur de recherche.  Question de s'y retrouver dans le champ des répertoires et moteurs d'ici et ailleurs qui devient lui-même encombré, une Analyse/comparaison de quelques moteurs de recherche Web est alors proposée par Jean-Pierre Roy de l'Université du Québec.  Soulignons aussi le lancement du Furet, premier guide intégrateur et répertoire électronique du Web produit par Iris Internet et la publication aux éditions Logiques du livre/guide Internet : Comment trouver tout ce que vous voulez.

On continue de produire, au Québec, une somme considérable de contenus en tous genres, disproportionnée par rapport à notre poids démographique.  C'est ce qui fera dire quelques mois plus tard à Bruno Oudet, président du chapitre français de l'Internet Society (ISOC France) que «le Québec, avec 5 % de la population francophone mondiale n'en est pas moins l'origine de 30 % des contenus de langue française véhiculés sur l'Internet». Coup de pouce à la production en français de «bout en bout», la société québécoise Visicom lance en avril 1996 le premier logiciel d'édition HTML en langue française, WebExpert.

On note aussi une professionnalisation de la production; c'est la fin des «sites à tilde» et le début de l'appropriation des noms de domaines.  De nombreux contenus ont été hébergés sur des espaces Web personnels consentis par les fournisseurs d'accès.  Une caractéristique des adresses Web des pages personnelles était la présence d'un tilde (le signe ~).  Par exemple, la première adresse de La Toile du Québec était http://www.vir.com/~wily/ car le contenu était logé sur l'espace Web personnel d'un de ses fondateurs, Yves Williams (wily).  Un nom de domaine signifiait une adresse plus identifiable au contenu comme http://www.toile.qc.ca, et permettait en cas de changement de serveur de conserver l'adresse par simple modification de l'adressage.

En quatre ans, le nombre d'enregistrements de noms de domaine se terminant par «.ca» (domaine géographique canadien) avait augmenté de 93,3 % en 1992, 58,6 % en 1993, 168,3 % en 1994 et 263,0 % en 1995.  La croissance était également spectaculaire en 1996, le nombre de noms de domaine enregistrés pendant les cinq premiers mois de l'année ayant déjà rattrapé le nombre total des enregistrements faits en 1995 (3 156 au 28 mai comparativement à 3 136 en 1995).  Le Québec n'était pas en reste.  Pour les noms du sous-domaine «.qc.ca», on enregistrait 440 inscriptions du 1er janvier au 28 mai 1996, comparativement à 375 pour toute l'année 1995.

Professionnalisation, aussi, sur le plan commercial avec l'arrivée de la publicité en ligne.  De 50 000 $ pour l'année 1995, les dépenses publicitaires sur le Web québécois atteignaient 350 000 $ pour l'année 1996.

En fin d'année, la firme Forrester Research publiait les résultats d'une vaste étude sur le marché publicitaire en ligne aux États-Unis.  L'étude reposait sur une enquête menée auprès de 52 annonceurs déjà présents sur le Web, de grandes agences de publicité, d'agents de représentation de contenus, d'organismes de mesure de fréquentation de sites Web et de fournisseurs de services. Trois conclusions principales : croissance continue qui jetterait les bases d'un marché durable dans les nouveaux médias; suivi plus étroit des résultats en raison des possibilités de mesure d'incidence qu'offre le médium (avec des conséquences qualifiées sans réserve de «brutalement darwiniennes» pour certains sites); regroupement de cartels de sites qui vendraient les accès (donc la visibilité) en blocs.

Autres constatations, les acheteurs préféraient payer aux résultats directs (le nombre de personnes qu'attirent sur le site une pub placée sur un autre site), mais les éditeurs et propriétaires de sites tenaient à être compensés pour les «impressions» (la visibilité d'un bandeau, même s'il n'est pas activé par la personne qui consulte le site), ce qui pourrait amener une tarification hybride (accès générés plus visibilité) à laquelle se conjuguerait une prime au ciblage de la clientèle pour certains contenus dans des créneaux spécialisés.

Mais pour Hervé Le Crosnier, maître de conférences à l'Université de Caen, il convenait déjà d'aborder une réflexion en profondeur sur d'autres axes des enjeux.  «Le débat économique tend à restreindre la question des services, de leur valeur culturelle et de leur capacité à offrir de nouveaux terrains au développement du lien social» écrit-il, ajoutant que «le réseau nous donne aujourd'hui le moyen de réfléchir concrètement à ce que pourrait être une "économie politique de la connaissance"».


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URL : http://www.cyberie.qc.ca/etude/22.html
Mise en ligne : 31 mars 1998