19.9.05

Droit à l’image : l’affaire Duclos

La rue, zone interditeLe photographe Gilbert Duclos devenu réalisateur a récemment présenté un film remarqué dans le cadre d’un des nombreux festivals du cinéma à Montréal, La rue, zone interdite (Productions Virage). Pour mémoire, rappelons que Duclos a été au coeur de la cause Aubry c. Éditions Vice Versa inc., poursuivi en justice pour avoir photographié une jeune fille en public et avoir permis la diffusion de la photo par l’éditeur d’une revue artistique sans la permission du sujet; au terme d’une saga judiciaire les deux parties intimées ont été condamnées à verser à la jeune fille 2 000 $ en guise de dommages. La rue, zone interdite ravive le débat sur le droit à l’image et le droit à l’expression artistique, un débat qui prend une nouvelle importance avec l’engouement pour les blogues (dont bon nombre diffusent des photos) et la popularité croissante des services d’albums photos comme Flickr.

Je précise que je n’ai pas encore vu le film de Duclos, ce à quoi je remédierai dès que les circonstances me le permettront. Par ailleurs, je vous suggère l’entrevue avec le réalisateur dans VOIR, et le reportage à la Première Chaîne de Radio-Canada.

Je dois dire que j’ai été relativement secoué en 1998 lorsque la décision de la Cour suprême a été connue, étant moi-même à mes heures «photographe de rue» (et plus largement dans des endroits publics), et ayant toujours admiré les oeuvres de Doisneau, Cartier-Bresson, Boubat et autres praticiens de cette discipline. C’est à tout ce genre photographique que porte atteinte la jurisprudence canadienne établie dans l’«affaire» Duclos. Et comme le soulignait le Juge en chef Lamer en 1998, «Il existe une controverse en droit français, et une incertitude correspondante en droit québécois, quant à savoir si le droit à l'image est un droit de la personnalité autonome ou une composante du droit à la vie privée.»

Mais revenons sur la saga juridique de cette affaire, sur les motifs des décisions, et sur les valeurs avancées par toutes les parties qu’il importe aux photographes de rue, blogueurs ou non, de connaître. Les informations et citations qui suivent sont tirées du jugement en Cour suprême du Canada dans le dossier Aubry c. Éditions Vice Versa inc. dont le texte est reproduit avec l'aimable autorisation du Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal.

Les faits : Une jeune fille de 17 ans, Pascale Claude Aubry, intente une action en responsabilité civile contre le photographe Gilbert Duclos et Les Éditions Vice Versa inc., pour avoir respectivement pris et publié une photographie la représentant assise sur un marchepied, devant un immeuble de la rue Ste-Catherine, à Montréal. On admet de part et d'autre que la photographie a été prise dans un lieu public et publiée sans le consentement de la plaignante. La photographie a été publiée par Les Éditions Vice Versa inc. dans la revue Vice Versa, une revue à vocation artistique dont le numéro en cause s'est vendu à 722 exemplaires. La photographie a été portée à l'attention de la plaignante par un ami qui a acheté un exemplaire de la revue. Pascale Claude Aubry intente donc une action en dommages-intérêts pour la somme de 10 000 $, dont la moitié à titre de dommages compensatoires et l'autre à titre de dommages exemplaires.

En 1992, à la Cour du Québec, tribunal de première instance, le juge Bourret fait droit en partie à l’action de Pascale Claude Aubry. «Reconnaissant que la publication non autorisée de la photographie constituait une faute à laquelle ont contribué l'éditeur de la revue ainsi que le photographe qui lui a confié la photographie, il les a condamnés solidairement à payer la somme de 2 000 $. Le jugement souffre cependant d'une certaine ambiguïté quant à la nature des dommages que cette somme vise à compenser.[...] Par ailleurs, la photographie n'ayant aucun caractère diffamatoire, ni en elle-même ni par association au texte qui l'accompagnait dans la revue, le juge Bourret a refusé toute indemnité à ce titre. Il a également, en l'absence de preuve d'intention malicieuse chez les défendeurs, refusé d'accorder des dommages exemplaires.»

Duclos et Vice Versa portent la cause devant la Cour d’appel qui majoritairement, en 1996, confirme la décision du tribunal de première instance. Ce jugement apporte toutefois une précision. «Les juges LeBel et Biron (ad hoc) ont tous deux conclu que la faute résidait non pas dans la prise de la photographie, mais dans sa publication. Selon le juge LeBel, qui écrit pour la majorité, l'intimée se trouvant dans un lieu public lors de la prise de la photographie, on ne saurait voir dans ce seul geste une violation de son intimité. La publication non autorisée de la photographie constituait, toutefois, une atteinte à l'anonymat, composante essentielle du droit à la vie privée.» Bref, il serait permis de photographier une personne dans un lieu public, mais interdit de la publier ou de la diffuser.

Cependant, le juge Baudouin enregistre une opinion dissidente sur la question des dommages. «À son avis, on ne saurait imputer un dommage du seul fait de la diffusion fautive de la photographie. On ne saurait, non plus, dissimuler sous le vocable “dommages nominaux” l'absence de preuve des dommages. Cela est d'autant plus important, à son avis, lorsque le droit à la vie privée est revendiqué à l'encontre de la liberté d'information ou de la liberté artistique.» C’est pourquoi le juge Baudouin refuse de considérer comme une preuve suffisante la seule affirmation de l'intimée : «le monde ont ri de moi» (sic).

Gilbert Duclos et Les Éditions Vice Versa inc. interjettent appel devant la Cour suprême qui, le 9 avril 1998, les déboute. Les juges L'Heureux-Dubé, Gonthier, Cory, Iacobucci et Bastarache estiment que «Le droit à l'image est une composante du droit à la vie privée inscrit à l'art. 5 de la Charte québécoise. Dans la mesure où le droit à la vie privée cherche à protéger une sphère d'autonomie individuelle, il doit inclure la faculté d'une personne de contrôler l'usage qui est fait de son image. Il faut parler de violation du droit à l'image et, par conséquent, de faute dès que l'image est publiée sans consentement et qu'elle permet d'identifier la personne en cause.[...] La pondération des droits en cause dépend de la nature de l'information, mais aussi de la situation des intéressés. En somme, c'est une question qui dépend du contexte. Sur le plan de l'analyse juridique, il est inutile de recourir à la notion de l'“information” socialement utile” retenue par la Cour d'appel.[...] Le droit d'un artiste de faire connaître son oeuvre n'est pas absolu et ne saurait comprendre le droit de porter atteinte, sans justification aucune, à un droit fondamental du sujet dont l'oeuvre dévoile l'image.»

Deux juges expriment une opinion dissidente, soit le Juge en chef Lamer et le juge Major, ce dernier souscrivant au résultat en arrive le Juge en chef selon lesquelles il n'y avait aucune preuve de préjudice. Mais le Juge en chef va beaucoup plus en profondeur dans l’analyse de la publication d'une photographie prise sans permission. «Puisque le droit à l'image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que toute personne possède sur son image un droit qui est protégé. Ce droit surgit lorsque le sujet est reconnaissable. Il faut donc parler de violation du droit à l'image, et par conséquent de faute, dès que l'image est publiée sans consentement et qu'elle permet l'identification de la personne.»

Mais qu’en est-il de l’expression artistique ou autre? «Les juges LeBel et Biron ont analysé cette question à la lumière de la notion de l'“information socialement utile”. À leur avis, il y a préséance de la liberté d'expression et du droit du public à l'information lorsque l'expression en cause porte sur une information “socialement utile”.[...] La photographie d'une seule personne peut être “socialement utile” parce qu'elle sert à illustrer un thème. Cela ne rend cependant pas acceptable sa publication si elle porte atteinte au droit à la vie privée. Au plan de l'analyse juridique, nous ne voyons pas l'utilité de retenir la notion du “socialement utile”.[...] En l'espèce, la responsabilité des appelants est à priori engagée puisqu'il y a eu publication de la photographie alors que l'intimée était identifiable. Nous ne croyons pas que l'expression artistique de la photographie, dont on a allégué qu'elle servait à illustrer la vie urbaine contemporaine, puisse justifier l'atteinte au droit à la vie privée qu'elle comporte. L'intérêt dominant du public à prendre connaissance de cette photographie n'a pas été démontré. L'argument que le public a intérêt à prendre connaissance de toute oeuvre artistique ne peut être retenu, notamment parce que le droit de l'artiste de faire connaître son oeuvre, pas plus que les autres formes de liberté d'expression, n'est absolu.»

En conclusion, sur la question des droits, pour le juge Lamer, «Il ne semble donc y avoir aucune justification pour donner préséance aux appelants, si ce n'est leur position qu'il serait très difficile, en pratique, pour un photographe d'obtenir le consentement de toutes les personnes qu'il photographie dans des lieux publics avant de publier leur photographie. Accepter ce genre d'exception, c'est en fait accepter que le droit du photographe est illimité, pourvu que sa photographie soit prise dans un endroit public.»

En revanche, sur la question des dommages le juge est plus nuancé car, estime-t-il, ils doivent être prouvés. De plus, il distingue entre deux types de dommages, extrapatrimoniaux et patrimoniaux. «Comme le souligne le doyen Nerson dans sa thèse Les droits extrapatrimoniaux (1939), [...] le dommage “peut consister simplement dans le déplaisir qu'éprouve la personne à devenir une ‘figure connue’”. La publication de l'image d'une personne qui divulgue une scène de sa vie privée porte atteinte au sentiment de pudeur “éminemment respectable” de la victime et peut lui causer un préjudice moral considérable.[...] En ce qui a trait à l'aspect patrimonial de l'atteinte à la vie privée, nous sommes d'avis que l'exploitation commerciale ou publicitaire de l'image, qu'elle soit d'une personne connue ou d'un simple particulier, est susceptible de causer à la victime un préjudice matériel. L'indemnité doit alors être calculée en fonction de la perte effectivement subie et du gain manqué (art. 1073 C.c.B.C.).[...] Le témoignage de M. Gilbert Duclos révèle que celui-ci doit habituellement payer entre 30 $ et 40 $ l'heure pour les services d'un mannequin, généralement pour une période de deux à quatre heures. L'intimée aurait donc normalement eu droit à une somme d'argent.»

Tentons de résumer l’ensemble de ces considérations et jurisprudences. Il y a donc un droit à l’image qui est circonstanciel de par l’utilisation qui est faite de l’image. On peut photographier une personne dans un lieu public (rue, parc, immeuble commercial, bar, terrasse, etc.), mais on ne peut publier ou diffuser cette photo, même en prétendant le droit à la liberté d’expression, sans le consentement du sujet.

Il y a aussi un «droit à l’argent» qui découle, pour le sujet, de la réclamation de dommages pour préjudice patrimonial (gain manqué) et extrapatrimonial (préjudice moral). Si on accepte les arguments soumis par le juge Lamer, le préjudice de gain manqué est minime sauf dans le cas d’une hypothétique utilisation commerciale. Pour ce qui est du préjudice moral, le juge Lamer écrit : «Un auteur français affirme que le dommage, en cas d'atteinte au droit à l'image, “peut consister simplement dans le déplaisir qu'éprouve la personne à devenir une ‘figure connue’”.[...] Avec égard, cette affirmation ne saurait signifier que la seule infraction à un droit de la personnalité entraîne au Québec la responsabilité civile en l'absence de preuve de préjudice, contrairement à ce qui semble possible en France : P. Kayser, La protection de la vie privée (2e éd. 1990), aux pp. 222 à 266.» Autrement dit, pas de préjudice moral (qui est extrêmement difficile à prouver), pas de poursuite possible.

Que faire? Dans l'entrevue publiée par l'hebdomadaire Voir, Duclos ne fait pas d'acte de contrition. «Moi, je dis aux gens, prenez le risque! Parce que c'est tellement ridicule, si on suit ce jugement à la lettre, la photographie de rue, tu ne peux plus en faire. La photographie humaniste, dont je suis un adepte, pour faire une bonne photo de ce type-là, il faut en faire beaucoup. Ça va au-delà du photographe. C'est un peu la magie, tout d'un coup, il se passe quelque chose à un coin de rue, tu vois quelque chose et tu es prêt, tu le fais. On peut facilement imaginer que si à chaque image que je fais, je dois passer des heures à m'expliquer aux gens et leur demander de signer un papier comme quoi ils me cèdent leur droit à leur image, je n'en ferai plus de photo. Il se trouve que depuis 150 ans, il y a ce que j'appellerais des photographes flâneurs, qui marchent dans la rue et qui regardent. Doisneau, Cartier-Bresson, Elliot Erwitt, Robert Frank, Marc Riboud... Ils se sont promenés, certains autour du monde, d'autres dans leur petit patelin, ils ont photographié la vie autour d'eux et en ont fait des livres. Aujourd'hui, on regarde ces livres-là et on rêve.»
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