Gouverner, est-ce mentir ?

Notes d'une conférence prononcée par Laurent Laplante le 2 novembre 2005 au Musée de la civilisation de Québec dans le cadre d'une série de conférences organisée par la Chambre blanche autour du thème « L'artificiel et le monstrueux ».

Bonsoir,

Il va de soi que la question est largement rhétorique. Bien sûr, gouverner, c'est mentir ! Il n'y a place pour le doute ou le débat que si une nuance prétend s'établir entre le mensonge omniprésent et le mensonge seulement fréquent ou simplement dominant. Comme nous ne sommes pas ici pour établir une subtile démarcation entre le gentiment malhonnête et le malhonnête presque gentil, je me concentrerai sur ce qui s'impose à l'attention et qui suscite ou devrait susciter l'inquiétude chez les démocrates, mais aussi chez ceux qui détestent se sentir objets de mépris. Cela, je l'espère, fait beaucoup de monde.

La première moitié de mon exposé survolera les concepts qui encadrent et inspirent cette série de conférences de la Chambre blanche : l'artificiel et le monstrueux, avec, comme angle spécifique, leur contribution presque traditionnelle au système politique. Dans la seconde partie, j'insisterai sur le versant moderne de la stratégie électorale, de la manipulation sociale et de la démagogie. Nous y retrouverons l'artifice et la monstruosité, mais en quantités telles que le mensonge, l'amnésie, le daltonisme moral, le conditionnement par l'image imprégneront la plupart des stratégies électorales et une bonne partie de la gouvernance. La tolérance universitaire à l'égard des techniques d'abrutissement recevra quelques taloches. Donc, une première partie portant sur la toile de fond, une seconde plus liée à l'évolution récente et aux dangers dont elle menace la démocratie.

1. La toile de fond
1.1 L'artificiel
Paradoxalement, l'artificiel est ce qui révèle avec le plus de netteté l'intervention humaine. Le robot n'existerait pas sans l'être humain. L'essentiel de la pollution non plus, mais pas davantage la littérature ou le cinéma. En lui-même, l'artificiel ne mérite ni les excès d'amour ni les explosions de haine.

Le maniement de l'artificiel témoigne cependant d'une forme de pensée d'émergence encore assez récente. Certes, des gens comme Aristote ou Platon avaient saisi la différence entre la créativité humaine et les instruments qu'elle engendre et dont elle se sert, entre l'inventivité et ses productions. Décrire l'homme comme un homo faber, c'était lui reconnaître bien avant McLuhan la capacité de prolonger ses membres par des instruments. Il faudra cependant attendre des gens comme Machiavel ou Clausewitz pour que la stratégie s'avance à l'avant-scène et mette ouvertement des instruments au service des pouvoirs militaires ou politiques. Dans Le Prince, Machiavel, contrairement à ce qu'on lui fait dire, ne glorifie ni le meurtre ni le cynisme. Il laisse au Prince l'évaluation des valeurs. Lui parle des moyens : « Si le prince tient mordicus au pouvoir, voici comment obtenir le résultat. » Au prince la pensée, au conseiller l'identification des instruments. (Machiavel, il est vrai, dira autre chose dans les Discours sur la première décade de Tite-Live.) Cette dissociation des alternatives morales et de la stratégie appartient aujourd'hui, pour le meilleur et pour le pire, au bloc compact des certitudes. Elle soustrait le conseiller au déchirement des questions éthiques, tout en dispensant les princes et autres gouvernants de tout contact salissant avec les basses oeuvres. Dissociation permettant à François Mitterrand de tout nier au sujet du Rainbow Warrior au motif qu'il appartenait aux services secrets de « faire le nécessaire ». La relative autonomie des conseillers et des instruments, semblable à celle des serviteurs indispensables et des égéries discrètes, persuade l'élu qu'aucun pouvoir ne lui a été dérobé. Cela est vrai, mais la responsabilité devient ainsi orpheline et la reddition de compte nébuleuse sinon impossible. Corollaire inquiétant de ce que Charles Taylor appelle la pensée instrumentale.

Une illusion persiste. Le public croit, en effet, comme si nous vivions toujours sous l'emprise des industries primaire et secondaire, que l'artificiel ne s'incarne que dans les objets. La prothèse qui restitue la marche à l'unijambiste est perçue comme artificielle, mais pas la publicité. On s'inquiète ou on s'extasie quand un drone circule sans pilote et tue à distance, car on y voit un exploit de l'arsenal artificiel, mais on ne flaire pas l'artifice quand le terme de terroriste se substitue à celui de résistant ou de maquisard ou quand le terme de colons oblitère celui de squatters. L'objet est valorisé ou sanctionné comme artificiel, mais pas l'entourloupette. Malgré la multiplication de ses interventions, l'artifice circule dans le monde du tertiaire, celui des services et des intangibles, sans attirer suffisamment l'attention. Un certain nombre de slogans cyniques disculpe d'ailleurs le décideur humain des dévastations causées par les instruments : « On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs ». Constat cynique dont il faut pourtant convenir. On s'habitue si bien à l'artifice qu'on oublie deux détails : c'est le prince qui a inscrit l'omelette à son menu et le conseiller a quelque chose à voir avec le nombre d'oeufs cassés.

1.2 Le monstrueux
Dans la perception traditionnelle, le monstrueux se situe hors des normes et même en s'opposant à elles. Il est insolite, phénoménal, fantastique, fabuleux, gigantesque, excessif. Même le janséniste Racine, dont l'oeuvre contient au plus 200 mots concrets, emprunte aux outrances de Spielberg quand il décrit la bête qui a tué Hippolyte :

L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
Son front large est orné de cornes menaçantes;
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

                                        (Phèdre, Acte V, scène VI)
Préciser que le monstrueux dégoûte, affole et irrite relève de la tautologie. Cela, apparemment, va de soi, puisque le monstrueux déconcerte, par son dédain des normes, ceux et celles qui vivent et raisonnent à l'intérieur de balises familières. Le monstrueux agresse et révolte la sensibilité. Ainsi, du moins, le veulent la théorie et les dictionnaires. Dans la réalité, les contours de la monstruosité baignent parfois dans un flou complice ou acquièrent une apaisante familiarité. Il arrivera que le monstrueux soit si émasculé que se renverseront les perspectives : les normes anciennes paraîtront ridicules et le monstrueux choquera seulement les épidermes écorchés et les sensibilités surannées. Dracula fera rire et les foules pleureront sur la protubérance du Bossu de Notre-Dame, les amours de Frankenstein ou le dialogue entre le docteur Jekyll et Mister Hyde. Ce que la norme évacue devient accessible à toutes les conquêtes.

On voit mal, d'ailleurs, pourquoi le monstrueux serait le seul à ne pas profiter de l'actuelle permissivité. Si l'horreur enrichit le cinéma, pourquoi, en l'espace d'une courte génération, la fête des morts ne se laïciserait-elle pas en festival Harry Potter et en monstres caoutchouteux ? Pour des motifs évidents, je n'insisterai pas sur le fait que, dès le premier espoir d'un éventuel clin d'oeil du soleil, les terrasses de café se peuplent sereinement d'embonpoints dénudés dont l'étalage monstrueux n'a rien d'érotique. Si la majorité des enfants et des adultes affichent un surplus pondéral, selon l'expression politiquement correcte, la norme a-t-elle encore un sens ? Et si les fillettes s'habillent en nymphettes troublantes et interdites, à quelles nouvelles normes doit obéir l'imaginaire masculin ?

Cela invite à réévaluer nos définitions du monstrueux. Le rapport du monstrueux aux normes, aux attentes, aux seuils de tolérance, à la culture et au temps nous oblige à cet exercice. Quand s'érodent et s'affadissent les normes, la créativité conquiert de nouveaux territoires et l'inacceptable en profite pour s'inviter partout et devenir acceptable. Nos ancêtres se faisaient un plaisir d'assister aux exécutions capitales et les tire-laine en profitaient pour vider les poches des spectateurs. C'est par centaines que les présumées sorcières ont péri par le bûcher et personne n'a protesté contre l'exhibition de la Corriveau. Avec le temps et l'aide de penseurs comme Camus et Koestler, on a peu à peu perçu qu'il n'y a pas de façon civilisée de tuer quelqu'un et la peine de mort est devenue une monstruosité à cacher ou à abolir. La torture, jusqu'à récemment, appartenait au monde du monstrueux et du monstrueux choquant. Cela semble en voie d'évolution. La rectitude politique, qui fut un exercice de politesse avant de devenir une censure et un frein à la pensée, a modifié à son tour la définition de l'inacceptable et érigé en vertu la réaction outragée et souvent hypocrite.

L'ambivalence s'implante ainsi sous notre nez et sans résistance. Est monstrueux ce qui semble l'être à tel moment et dans tel contexte ; ne l'est plus ce que le modernisme accepte ou tolère sans sursauter. Il faut désormais un effort sérieux pour ressentir un ébranlement de l'être devant ce qui devrait toujours appartenir au monde du scandaleux, du monstrueux, de l'inacceptable. Mais à quoi bon cet effort ?

1.3 Artifice, monstruosité et système politique
Aussi prompts à combler le vide que peut l'être la nature, les gouvernants comprirent vite le parti à tirer de l'artifice et du monstrueux. Rares sont les cultures qui, tout en constatant la propension humaine à l'artifice et au monstrueux, ont refusé de baisser la garde. La Grèce antique fut de celles-là. La démesure fait souvent surface dans les mythes grecs, mais sa transgression des normes fut cent fois utilisée à des fins pédagogiques et politiques. De Prométhée à Icare, les dérapages furent nombreux, mais aussitôt rattrapés par le destin ou, si l'on préfère, la condition humaine. La monstruosité renaissait de ses cendres, mais la raison persistait à vanter le bon sens. Le minotaure et Thésée, les Gorgones, les adversaires d'Hercule, l'inceste et le parricide d'Oedipe, autant de monstruosités, mais autant de leçons propres à frapper l'imagination. Le théâtre grec racontait l'implacable et monstrueux enchaînement des vengeances, puis il agenouillait les humains aux pieds d'Athéna et inventait le pardon. Rare exemple de sagesse. Peut-être doit-il quelque chose au fait que, face aux dramaturges Sophocle, Eschyle et Euripide, la petite Athènes enfanta les penseurs Socrate, Platon et Aristote. Chose certaine, les artifices d'une certaine rhétorique mercantile et le monstrueux désordre de l'Olympe se heurtèrent à Athènes à un sens aigu de l'équilibre et de l'éthique. Comme disait, je crois, Nietzsche, « les chrétiens eurent un Dieu qu'ils ne méritaient pas, les Grecs n'eurent pas les dieux qu'ils méritaient ».

D'autres cultures n'eurent pas le même comportement. L'empereur de Chine Qin Shiuang qui se fit enterrer avec des milliers de guerriers costauds modelés par les potiers adressait à son peuple un message coûteux et clair, artificiel et démesuré. On trouverait des calculs analogues chez Ramsès II, César ou Louis XIV. Alexandre, confronté au noeud gordien, déborda la norme et trancha ce qui devait être dénoué. Même si bon nombre des sentences attribuées aux gouvernants doivent beaucoup au travail des scripteurs et à la flatterie des mémorialistes, la formule clinquante et artificielle trouva toujours preneur. Depuis Napoléon faisant témoigner les pyramides et leurs quarante siècles jusqu'à Frontenac plaçant sa réplique dans la bouche d'obéissants canons, la liste est infinie de gouvernants habiles à tirer avantage des mots, de l'exemple, de l'image. Même mourant, César tenait, paraît-il, à loger dans la mémoire des peuples son « Tu quoque, mi fili ». Depuis des siècles et même des millénaires, l'humanité apprécie les formules sonores, y compris les plus artificielles. Si, parce que les soldats en avaient marre de mourir dans des guerres inutiles, le duel entre champions remplaça souvent les grandes tueries, ce fut à condition que la mise en scène, la dramatisation, l'artifice surabondent. D'où David contre Goliath, les Horaces contre les Curiaces...

Le monstrueux ne disparaît pas pour autant. Les massacres perpétrés par les Huns, les Goths, mais aussi par les pillards de Napoléon en Italie, érigeaient la terreur en instrument politique. La retraite de Russie, par un cruel et monstrueux retour des choses, coûta à la France des centaines de milliers de vies. La révolution de 1789 utilisa l'échafaud et la guillotine comme une monstrueuse pédagogie. La commune de 1870, sanglante et monstrueuse, opposa les Français aux Français sous l'oeil narquois de Bismarck. L'ère dite moderne ne répugna pas à anéantir Dresde et à frapper monstrueusement Hiroshima et Nagasaki. Dans nombre de cas, une part de la monstruosité était voulue, délibérément excessive, pratiquée comme une pédagogie de la peur et de l'intimidation. On s'enlise dans ce nouveau monstrueux quand le soldat tue sans voir les yeux de son adversaire et quand il tue sans pouvoir distinguer le guerrier de la femme enceinte. Il ne s'agit plus surtout de bousculer le soldat, mais de terrifier les populations. Du monstrueux lié depuis toujours aux affrontements militaires, on passe à un autre monstrueux, à celui qui alourdit consciemment et scientifiquement les effets psychologiques, sociaux et politiques de la guerre.

Son efficacité comme instrument de gestion vaut à la peur d'être dorlotée par les gouvernants et d'occuper une place de choix dans l'artificiel et le monstrueux. La peur suscitée, répandue, amplifiée, canalisée. La peur du communisme entretenue par Edgar Hoover ou MacCarthy eut une influence énorme sur l'orientation politique des États-Unis. La peur du terrorisme exacerbée à plaisir depuis l'automne 2001 ressuscite les mêmes risques. La peur de la damnation éternelle provoque elle aussi, sans susciter la même réprobation, des tyrannies inhumaines. Qu'on pense simplement à l'Afrique et aux souffrances monstrueuses dont le rigorisme chrétien l'afflige grâce à sa mise en marché de la peur. Il est étrange que le miracle, qui suspend l'ordre des choses et contredit les normes, fasse partie des artifices grâce auxquels on démontre l'existence du Grand Ordonnateur... On sait, en effet, que la canonisation, dont Jean-Paul II a fait un usage exorbitant, requiert la constatation de miracles.

Certains modes de gouvernance, sous couleur de mansuétude, ne répugnent visiblement pas à mobiliser la démesure, la peur et les espoirs excessifs. Certes, la nature humaine fut toujours capable du pire, mais aucun mythe n'intervient à l'athénienne pour lui reprocher aujourd'hui ses artifices et ses monstruosités. Au contraire. L'artifice et la monstruosité en profitent.

2. La démocratie sous influence
Pour que s'affadisse et se corrompe la démocratie, il faut que convergent divers facteurs et que s'accélèrent certaines tendances. Le légitime besoin de neuf peut fragiliser les institutions. Le déferlement frénétique des images peut asphyxier l'analyse. Les savoirs techniques peuvent, université aidant, rendre courant et acceptable tout ce qui est scientifiquement « planifiable ». À la limite, des influences discrètes ou même occultes vident de son sens le vote des citoyens et placent la république sous la coupe des manipulateurs et de leurs commanditaires. De la stratégie, on passe à la manipulation. L'artifice prélude au monstrueux.

2.1 L'entrée en habileté
Il n'y a pas si longtemps, le candidat Lecanuet faisait sursauter la France en moussant sa candidature à la présidence selon les méthodes américaines. C'était bousculer les normes. Cela ne choqua pourtant pas tout le monde puisque le score de l'aspirant priva Charles de Gaulle d'un couronnement dès le premier tour. Campagne jugée pleine d'artifices et de clinquant, monstrueusement hors coutumes, mais si peu scandaleuse qu'on s'empressa de l'imiter.

Quand vint le moment, au Québec, de choisir le successeur de l'impérial Jean Lesage, trois choix s'affrontèrent : le bon peuple, pour cause de sécurité, aurait préféré le viril Claude Wagner, les députés et ministres auraient opté pour le parlementaire et tribun Pierre Laporte, mais les stratèges, les sondages et le parti s'en tinrent au portrait-robot qui couronnait d'avance un jeune gestionnaire farci de chiffres et promettant 100 000 emplois, Robert Bourassa. Ici aussi, les normes faisaient peau neuve, les techniciens entamaient le règne de l'image.

Les débats télévisés allaient contribuer eux aussi à modifier les normes. Depuis l'affrontement entre John Kennedy et Richard Nixon, le culte de l'image et de l'artifice décuplait le nombre de ses fidèles. Puisque la barbe drue et noire de Richard Nixon lui avait valu à l'écran une désastreuse image de mafioso, les conseillers ès image de Jean Lesage placèrent leur client sous les lampes de bronzage avant le débat télévisé avec Daniel Johnson. Comme personne n'avait enseigné à Daniel Johnson à chausser ses lunettes une fois pour toutes, l'image d'une désastreuse nervosité ruina les dernières chances du chef de l'opposition. Les bricoleurs d'images gagnèrent du galon. À leur tour, les inventeurs de formules assassines et de questions pièges envahirent les antichambres et les coulisses. Le prince, en poste ou seulement appréhendé, avait à sa disposition un vaste choix de trucs, allant de la couleur de la chemise à l'orientation des pupilles. Les cheveux en brosse qu'arborait Claude Wagner le samedi de la matraque devinrent soyeux quand il devint candidat conservateur. Certains conseillers crurent même possible de faire entrer Claude Ryan et René Lévesque dans leur moule. Sincérité, conviction, candeur importaient moins que l'image et le charisme plaqué.

2.2 Du balbutiement au systémique
Bien sûr, les astucieux avaient eu des devanciers. Un long demi-siècle avant la révolution tranquille, lors d'un spectaculaire débat contradictoire en plein air, l'ancien premier ministre du Québec Adolphe Chapleau avait interrompu une de ses envolées en portant à sa bouche un mouchoir minutieusement taché de rouge ; émotion dans les chaumières. Que le liquide ait entretenu d'intimes parentés avec l'encre rouge, voilà ce que le bon peuple n'aurait pas imaginé. Chapleau en profita ; il ne se vanta pas du trucage comme le feraient aujourd'hui les techniciens qui, à l'université ou à Radio-Canada, décortiquent savamment les images superposées des personnalités d'aujourd'hui. Imiter le dévouement à la cause publique malgré une tuberculose d'ailleurs fausse, c'était tordu et rentable. Ce serait aujourd'hui un artifice banal dans le cours Image politique 101.

Duplessis enjoignait à ses ministres de ne jamais parler de dépenses. Ainsi, le ministre de la Voirie devait consacrer un million à l'amélioration des routes, pas le dépenser. Ne reprochons donc pas aux plus récentes décennies d'avoir soudain inventé le trucage ; notons toutefois le rôle décuplé de l'artifice et de la stratégie et la montée en puissance des conseillers de toute nature. Notons aussi le peu d'attention accordée aux conséquences des petits et des gros mensonges.

Le phénomène déborde toutes les frontières. En France, une intervieweuse cruelle déstabilisa Valéry Giscard d'Estaing en lui demandant le prix d'un ticket de métro ; que Valéry Giscard d'Estaing, comme probablement René Lévesque ou José Bové, n'en sache rien le condamnait sans rémission. Le détail, la question piège, le réflexe meurtrier, l'artifice, l'image bousculaient les normes et composaient la nouvelle panoplie.

Les précédents existaient, je le répète. Goebbels, dont on oublie qu'il était docteur en philosophie, avait habilement réussi la conjugaison du rouge et du noir, enrôlé Richard Wagner pour ses grands rassemblements, soigneusement orchestré les plus monstrueuses manifestations « spontanées » d'antisémitisme. Le monstrueux et fictif Protocole des Sages de Sion préparait la voie aux mensonges modernes.

2.3 Cadences et amnésie
Le recours systématique à des artifices de consommation immédiate bouleversa la cadence des changements politiques. Au Québec, à eux trois, les premiers ministres Gouin, Taschereau et Duplessis remplirent presque un demi-siècle ; pour aboutir à un total comparable, il faudrait additionner les deux règnes de Robert Bourassa, celui de René Lévesque, ceux de trois Johnson, de Jean-Jacques Bertrand, de Jacques Parizeau, de Bernard Landry, de Jean Charest... L'érosion politique frappe plus tôt, les images télescopent et fracassent les images, les épidermes perdent patience plus vite, les mémoires manquent de repères. Les sondages interviennent pour proposer des figures inédites, des renversements primesautiers, de fines auscultations des humeurs de la foule.

Si norme il y a, c'est celle de l'amnésie. En avril 2003, le Québec a entrepris la campagne électorale en prévoyant l'élection de l'Action démocratique de Mario Dumont ; à mi-course, le Parti Québécois avait comblé son retard et Bernard Landry mettait triomphalement ses troupes en garde contre le triomphalisme ; le Parti libéral coiffa pourtant ses adversaires au fil d'arrivée. Trois préférences en une trentaine de jours, est-ce seulement artificiel ou carrément monstrueux ? Évoquer la question, c'est y répondre.

L'amnésie n'est pas responsable de tout. Certes, elle supprime des tonnes d'éléments qui devraient faire partie jusqu'à la fin de la réflexion électorale, mais elle est elle-même, en même temps que cause, un effet. L'amnésie annihile, lessive, liquide, parce que l'artifice et la monstruosité utilisent à fond de train les plus inquiétants pouvoirs de l'image. Il suffit que la télévision affirme pour que s'alignent les allégeances. Il suffit que la télévision du lendemain inverse le verdict pour que, docilement, le scandalisé d'hier devienne le thuriféraire d'aujourd'hui. Dès lors, seul importe le moment où tombe le verdict de la télévision. Si le verdict survient la veille du scrutin, il détermine le résultat. Que le bon peuple se réveille quinze jours plus tard et regrette son enthousiasme épidermique ne modifie rien aux conséquences de son égarement temporaire : il vivra pendant quatre ans sous le régime auquel il n'a trouvé de mérites que le temps d'un vous savez quoi. La domination qu'exerce la télévision sur l'opinion rapproche ce peuple-ci (et combien d'autres) des caractéristiques que Claude Lévy-Strauss constatait chez les sociétés sans écriture :

Les sociétés sans écriture sont caractérisées par une cosmologie tendant à annuler la séquence d'événements qui constitue notre notion de l'histoire.

S'en remettre à l'image et surtout à une image éphémère et corvéable à merci, c'est ouvrir largement la porte à la démagogie. Dans une société où le vote engage pour quatre ou cinq ans et se fonde presque uniquement sur l'image, l'artifice conduit à la monstruosité par une pente prévisible. Spécialistes et conseillers le savent et en profitent.

Dès lors, ce qu'on présente encore comme un banal et même anodin recours à l'artifice tourne à l'arnaque de grande envergure, à un monstrueux coup d'État. En interrogeant Bernard Landry au sujet de propos inexistants de Jacques Parizeau au sujet de propos inexistants d'Yves Michaud, Jean Charest a triomphé lors du débat télévisé qui l'opposait au chef péquiste. Quand il s'avéra que l'accusation reposait sur le témoignage de l'homme qui avait vu l'homme qui n'avait pas vu l'ours, il était trop tard : l'artifice avait déjà engrangé ses retombées monstrueuses. Lorsqu'il intervint dans la campagne référendaire de 1980, le premier ministre Trudeau promit au son des trompettes des changements qui ne vinrent jamais, sa promesse pesa lourdement dans l'orientation de la consultation populaire. Quand l'histoire comptera un jour les votes recueillis par John Kerry et George W. Bush lors de l'élection présidentielle de 2004, il sera trop tard pour punir les astuces de Karl Rove et désamorcer les monstruosités qui en découlent. Et les mensonges combinés de Bush et de Blair auront causé la dévastation de l'Irak, sa mise sous tutelle et le mort de milliers d'innocents. Parler de monstrueux dans des cas comme ceux-là tient de l'euphémisme. Chose certaine, la démocratie est évacuée sans que la sanction qu'Athènes jugeait conforme à la nature des choses frappe les coupables.

2.4 Banalisation de l'inacceptable
Répétons-le, la mauvaise foi est observable depuis longtemps. Ce qui caractérise l'époque est d'un autre ordre. D'une part, la magouille est désormais intégrée aux moeurs politiques et enseignée aux frais du public dans les universités. D'autre part, le monstrueux est si banalisé par les médias et si efficacement maquillé en images acceptables que l'inacceptable est accepté.

L'université s'est tellement éloignée de sa mission première qu'elle nage avec aisance dans les eaux du conditionnement, de l'astuce, de la manipulation. On attendait d'elle une lutte de tous les instants contre l'obscurantisme ; elle enseigne maintenant à esquiver la lumière et à endormir les lucidités. À même des fonds publics, on donne des armes aux entremetteurs et autres lobbyists sans voir l'opposition fondamentale entre la démocratie et l'interception de la démocratie. Le moment de gloire survient quand un gouvernement se félicite d'avoir créé un fichier des lobbyists. Le fichier n'aura pourtant qu'un rôle : celui de nous dire de quelle heure à quelle heure le renard est autorisé à pénétrer dans le poulailler.

Quelle excuse donne l'université ? Une réincarnation des sophismes combattus par Athènes : tous les savoirs méritent le soutien universitaire. L'université n'a pas à vérifier quel usage ses diplômés feront des « instruments contondants » dont elle leur apprend le maniement. Autant dire que l'université se conduit, d'une part, comme une grande école technique, ce qui est déjà affreux, et que, d'autre part, elle bat Ponce Pilate sur son propre terrain.
L'université contribue ainsi à brouiller les horizons. Elle rend poreuse la ligne de démarcation entre le savoir technique auquel on accorde tous les laissez-passer et la responsabilité politique à base d'éthique et de sens civique. L'auguste institution ne peut pourtant pas s'absoudre de toute complicité si les pires artifices, jusqu'aux plus monstrueux, essaiment de ses salles de cours vers les stratégies des partis, des gouvernements et des individus.

La prolifération des études dites stratégiques contribue elle aussi à justifier le douteux et même l'indécent. L'hystérie sécuritaire sert de levier à ceux qui font métier de « prévoir » l'apocalypse et qui hésitent de moins en moins à l'inventer. Quand le pire menace, tout devient légitime défense. Pour que les plus monstrueuses atteintes aux droits fondamentaux paraissent se justifier, il suffit que la sécurité soit perçue comme menacée. Certes, les prophéties de Jérémie, Cassandre et Démosthène répandaient la peur, mais Démosthène, Cassandre et Jérémie n'étaient pas payés par l'industrie de l'armement ! À l'encontre d'un temps où la présomption d'innocence préférait la mise en liberté de dix coupables à l'emprisonnement d'un seul innocent, nous vivons l'époque où la présomption de culpabilité conduit à l'incarcération préventive sans limite de temps ou mise en accusation. Et l'université, engluée dans sa myopie technicienne, enseigne des astuces et des stratégies contraires à l'éthique et à la simple honnêteté avant même de s'être assurée de l'existence de la menace.

2.5 Toujours le quantitatif
Ainsi libéré des questionnements éthiques, le calcul quantitatif et sans entrailles poursuit son expansion. Face aux concurrents, la compagnie d'assurance exige des employeurs qu'ils limitent l'embauche aux candidats qui représentent un risque nul. Pas d'emploi pour ceux qui possèdent un dossier judiciaire. Et la réticence s'étend même aux conjoints d'individus fichés. On imagine sans peine les entorses à la vie privée. La soif de profit s'allie à l'hystérie sécuritaire ; ensemble, elles éloignent la démocratie de ses valeurs d'équité, de justice, de compassion. Car l'assureur qui exige le risque zéro présentera un meilleur rapport financier à ses actionnaires... La peur rend plus sympathiques les candidatures musclées, plus rentable l'élimination des éléments réputés douteux, plus prospère l'industrie de l'armement, plus aisé l'abandon des plus faibles. Les fonds publics feront peut-être défaut en éducation, en santé ou en services sociaux, mais l'insécurité savamment entretenue provoquera des ponctions hallucinantes sur les budgets de l'État.

Une autre donnée intervient dans l'affaissement de la démocratie : l'indifférence qui accueille non plus seulement les artifices, mais la monstruosité. À la rigueur, on peut comprendre, en raison des moyens mis en oeuvre et de la démission des grands médias, que les mensonges de la Maison-Blanche et de Downing Street induisent en erreur des peuples entiers, mais comment expliquer que, mensonge après mensonge, le vote de la nation laisse encore carte blanche aux menteurs ? En France, le président Chirac aura tout à l'heure le choix entre solliciter un troisième mandat ou faire face aux tribunaux. En attendant ce carrefour, un peuple pourtant critique accepte la gouvernance de quelqu'un dont on ne peut garantir la vertu. Même chose au Brésil. Même chose en Ukraine. Même chose en Italie. Au Canada, le gouvernement minoritaire de Paul Martin ne survit qu'en raison de la volte face honteuse d'une millionnaire égarée en politique. Le pardon est une belle chose, à condition que le criminel manifeste un certain regret.

Le cas de Tony Blair est particulièrement savoureux et inquiétant. Depuis déjà longtemps, on sait qu'il n'a plus rien de l'étoffe travailliste. Depuis à peine moins longtemps, on sait qu'il a gaillardement trompé son peuple et le monde en inventant des armes de destruction massive pour justifier l'agression contre l'Irak. Il a pourtant obtenu sans mal sa réélection et il peut même tourner en ridicule la France et l'Allemagne. L'explication la plus plausible est pourtant désagréable : l'économie britannique se porte à merveille et cela fait passer les pires monstruosités politiques par pertes et profits.

Conclusion
Ce qu'il est convenu d'appeler démocratie procède, selon la théorie et l'utopie, du vouloir des citoyens. La pratique dit autre chose avec une insistance croissante et cruelle. Le vouloir de la nation est à ce point sous influence que les consultations et élections permettent surtout de comparer l'efficacité des stratèges, maquignons et conseillers et de mettre en lumière l'intégration de l'artifice et du monstrueux à la vie politique. L'emprise des partis et des faiseurs d'image sur les esprits va croissant, tandis que la capacité d'étonnement et de scandale de la nation s'étiole. Parmi les plus coupables, rangeons, parce qu'elles font forcément partie des plus renseignées, les institutions qui accordent droit de cité à la manipulation et au trucage. Croire qu'un quelconque scandale des commandites ou le plus virulent rapport Gomery va y changer quelque chose, ce serait naïf : les choix dits démocratiques sont téléguidés à partir d'officines activistes, cyniques et malhonnêtes, trafiqués grâce à la contribution d'universités devenues en ces matières d'irresponsables diffuseurs de techniques nauséabondes et avalisés par des populations qui plébisciteraient Al Capone s'il leur garantissait un meilleur standard de vie. Réservons une responsabilité particulière à ceux qui, pour remplacer la trahison des clercs, profitent de la trahison des stratèges instruits.

Gouverner, est-ce mentir ? Pas nécessairement, mais le mensonge constitue l'une des façons les plus pratiques d'accéder au pouvoir et d'y demeurer.

Merci.

Dixit Laurent Laplante