Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 30 décembre 1999
De quelle démocratie parle-t-on?

Le siècle qui se meurt se targue d'avoir répandu aux quatre coins de la planète, le modèle politique le plus admirable qui soit.  Chacun aura compris : la démocratie.  À preuve, nous déclame la propagande occidentale et surtout américaine, l'implantation du système démocratique dans plusieurs des pays les plus peuplés de la planète, Chine exceptée.  Dès lors, quand survient une élection en Indes, le cliché incontournable évoque « la plus grande démocratie du monde ».  Autre immense bloc politique, le Mexique est cité lui aussi comme référence de choix dans la liste des pays qui consentent à évaluer par le biais d'élections statutaires la santé de leur sens démocratique.  On n'éprouve même pas de gêne, tant le désir d'échanges commerciaux émascule les verdicts, à déceler des traits démocratiques dans la vie politique du Pakistan ou de l'Indonésie.  C'est tout juste si l'on n'en arrive pas, sur cette lancée, à vanter les progrès, d'ailleurs inexistants, de la démocratie dans les pays que l‘intervention occidentale a protégés contre Saddam Hussein : Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Koweit.  Apparemment, la démocratie peut se passer d'élection dans les pays ouverts au commerce occidental et surtout chez ceux qui possèdent le pétrole nécessaire aux pays dits démocratiques.  On aura également compris que la démocratie, même tournée vers l'idéal, s'accommode parfois assez bien des pires pratiques.  À condition, cela va de soi, que ces pratiques soient le fait d'alliés ou de partenaires commerciaux.

Pour tricoter de tels sophismes, il faut dénaturer complètement la démarche démocratique.  Beaucoup de nos dirigeants se prêtent à l'exercice.  La démocratie, vue selon les lunettes roses de nos jovialistes politiques, serait si naturellement conforme aux meilleurs réflexes humains, si instinctivement en symbiose avec les plus altruistes de nos propensions, que tous les peuples, sitôt mis en présence de la formule et autorisés à s'en prévaloir, en appliqueraient d'urgence toutes les exigences.  Pour proférer de telles sottises, il faut ou de l'aveuglement ou de la malhonnêteté ou les deux, car ils ne sont pas incompatibles.

En fait, la démocratie n'est ni innée, ni acquise une fois pour toutes, ni d'emblée et tout de suite adaptée à tous les besoins.  Churchill avait raison qui disait de la démocratie qu'elle est la pire formule, à l'exception, ronchonnait-il de mauvais gré, de toutes les autres.  Elle n'est pas la panacée, car elle ne guérit pas tous les maux qui hantent la vie en collectivité.  Elle n'est pas l'idéale pédagogie, car elle ne fait pas toujours surgir du coeur humain ses meilleures potentialités.  Elle n'est pas davantage la pépinière d'où proviennent les meilleurs leaders, car elle attire le démagogue autant et plus que le meneur d'hommes désintéressé..  En plus de ne pas posséder toutes les qualités, la démocratie présente certaines failles qui lui sont propres et que les penseurs un peu sérieux n'ont jamais cessé de lui reprocher, depuis Platon jusqu'à Tocqueville.  Il faut donc deux graves erreurs de jugement et de perspective pour affirmer, d'une part, que la démocratie, par libre volonté des peuples de la terre, régit désormais la majeure partie de la planète et, d'autre part, qu'elle est, sitôt accessible, partout acceptée dans ses moindres implications.  À la vérité, plusieurs des régimes dits démocratiques en bafouent l'esprit avec autant de cynisme que d'efficacité et bien des collectivités modernes ne voient présentement le moindre avantage à l'adopter comme objectif.  Donc, on se calme et on se gargarise avec autre chose.

Quand un parti politique remporte toutes ses élections pendant quatre-vingts ans, on peut douter de la profondeur de sa démocratie.  Tel est le Mexique.  Quand un pays réserve, d'office, un certain nombre de sièges aux représentants de l'armée, point n'est besoin d'attendre les observateurs de l'ONU pour douter de la santé démocratique de ce pays.  Et quand un pays substitue le chef d'état-major au président élu, il faut l'imagination d'un romancier pour conserver ce territoire dans la liste des entités démocratiques.  Tels sont pourtant l'Indonésie ou le Pakistan.  Le traitement qu'inflige la Turquie à ses minorités kurdes ou tout bêtement aux opposants l'empêche d'être la cousine germaine des démocraties les plus pointilleuses, mais cela ne la chasse quand même pas de l'OTAN.  Elle peut donc, parce qu'elle appartient au club des « bons démocrates » massacrer les Kurdes auxquels le « méchant » Hussein n'a pas le droit de toucher.  On voit la souplesse de la définition.  Allonger la liste devient futile.

Il s'en trouve pourtant, dont le Canada, dont les États-Unis, dont maints autres États convaincus de l'authenticité de leur fibre démocratique, pour s'autoproclamer démocratiques et pour servir aux autres d'émouvantes leçons de choses.  Au besoin, on tiendra dans ces pays des forums sur le fédéralisme qui serait, nul n'est censé en douter, la forme la plus achevée de la démocratie.  Là encore, il y a cynisme ou aveuglement ou les deux.  Je veux bien que le Canada ne lapide pas les adultères et que l'occupant de la Maison-Blanche n'y soit pas entré les armes à la main, mais on campe quand même à quelques lieues de la démocratie pure et parfaite quand on reçoit le pouvoir d'une minorité de citoyens, comme c'est le cas aux États-Unis, ou quand le prince détermine seul la date des élections, comme c'est le cas au Canada.

Faut-il donc renoncer?  Faut-il se joindre à l'immense peloton des régimes qui rejettent la démocratie ou qui ne s'enveloppent dans son manteau que pour le mieux salir?  Non pas.  Mais qu'on limite les simagrées : la démocratie n'est pas et ne sera sans doute jamais un fait accompli, un idéal dûment réalisé.  Qu'on ramène la démocratie à ce qu'elle est : un projet toujours inachevé, une utopie, un équilibre terriblement précaire et que l'universelle barbarie menace toujours, une volonté humblement tendue vers l'idéal, mais toujours consciente de sa fragilité.  Pour se décerner à soi-même un diplôme urbi et orbi de démocratie parfaite et éternelle, il faut, répétons-le, être cynique ou myope ou les deux.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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