Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 25 novembre 1999
Clinton et Jospin, même combat?

La gauche, dont on se demandait il n'y a pas longtemps si elle allait survivre, vient de réussir un étonnant coup médiatique.  Que l'événement soit artificiel et frôle même le ridicule ne l'empêche évidemment pas d'être rentable, du moins politiquement.  Que six chefs de gouvernement se réunissent à Florence et s'autoproclament réformateurs, voilà, en effet, qui aidera chacun à accroître sa popularité électorale.  De là à imaginer une grande solidarité à l'intérieur de cette « gauche libérale » plutôt hétéroclite, il y a un gouffre.

À dire vrai, il n'est même pas certain que le qualificatif de gauche libérale utilisé par le président Clinton et repris docilement par le premier ministre Tony Blair plaise à chacun des autres chefs de gouvernement.  Lionel Jospin, plus modeste, se serait satisfait d'être décrit come un réformateur, quitte à verser dans cette épithète prudente un contenu plus tranchant que ne le faisaient les deux Anglo-saxons.  Pour sa part, l'Allemand Schröder semble comprendre qu'en se démarquant de la mondialisation à outrance il garde des chances de sauver ce qui reste du modèle rhénan.  Quant à l'Italien D'Alema, il est à cent lieues de partager la détestation de l'État que professent Clinton et Blair.  Le Brésilien Cardoso, lui, est si peu porté à respecter le clivage entre la gauche et la droite qu'il cherche à définir une troisième voie.  Se sentir frères ou même cousins quand les dénominateurs communs sont si ténus demande un grand effort d'imagination.

Ce qui est net, en revanche, c'est les États commencent enfin à se sentir dépassés et débordés par ce que Lionel Jospin appelle le capitalisme chimiquement pur.  Des horizons politiques les plus divers, les mises en garde se multiplient contre les menaces que fait peser sur l'humanité et sur les pouvoirs publics une puissance économique que ne retient aucun mors.  Nul, du moins parmi ceux-ci, ne rejette le changement, la croissance, la liberté de circulation des capitaux, mais chacun sent qu'il n'y a pas de réussite économique digne de ce nom si la majorité des humains continue à vivre une existence étriquée et humiliée.  C'est le commencement de la sagesse.  Commencement peut-être sans lendemain, car nos six chefs de gouvernement, en plus d'avoir bien peu en commun, savent que leur rencontre résulte en bonne partie du hasard ou du moins de la conjoncture.  Combien d'entre eux survivront au prochain test électoral?  Combien seraient invités à la réédition de Florence?  Ils ont fait grand bruit à propos d'un moment de gloire de la soi-disant gauche libérale, mais ils ont sagement refusé de fixer la date d'une prochaine réunion.

On aimerait, mais c'est trop demander, que les déclarations de Florence reviennent à l'avant-scène au cours des débats infiniment plus significatifs qui s'amorcent à Seattle.  Si la France, l'Angleterre, les États-Unis, l'Allemagne ont vraiment en commun une certaine conception de la vie en société, est-ce que cela ne devrait pas les conduire à définir en termes planétaires et humanitaires les nouvelles règles de l'Organisation mondiale du commerce?  S'ils redoutent vraiment que le capitalisme chimiquement pur maintienne et aggrave les disparités entre les personnes et entre les pays, ne doivent-ils pas unir leurs forces pour empêcher les grands prédateurs de la finance d'imposer, selon l'expression de Michel Chossudovski, la mondialisation de la pauvreté?

Le risque est grand, malheureusement, de voir le fragile front commun des réformateurs se briser sur l'écueil des intérêts financiers divergents.  Les États-Unis, qui n'ont pas vu d'indécence à proposer l'unilinguisme anglais pour la réunion de Florence, continueront sur leur lancée et s'attaqueront directement ou pas à l'exception culturelle que préconisent la France et le Canada.  Tony Blair, qui s'est rangé dans le camp de Vodafone AirTouch et qui en bénit le raid hostile lancé contre le concurrent allemand, cessera de voir un proche parent en Gerhard Schröder qui, lui, préférerait que Mannesmann demeure indépendant.  Et allemand.  Tous auront oublié en l'espace d'une semaine qu'ils appelaient de leurs voeux une « justice sociale garante de réussite économique ».

Il arrive cependant que les retombées d'un geste étroitement médiatique au départ diffèrent de ce qu'on en attendait.  La rencontre de Florence ne pouvait tabler sur beaucoup d'éléments communs, mais peut-être a-t-elle abouti, presque à son insu, à faire naître des atomes crochus et à susciter des remises en question.  On se réunissait à des fins plus électorales qu'humanitaires, mais on a forcément constaté en cours de route que les États sont plus puissants qu'ils ne le pensaient eux-mêmes.  Cela peut donner des idées et du courage.  Si Florence a convaincu ces chefs d'État qu'ils peuvent, en s'alliant, ramener le contrôle de la planète dans le territoire de la démocratie politique, la réunion aura fait plus que satisfaire les photographes et les stratèges partisans.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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