Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 22 novembre 1999
Les riches aussi ont leurs problèmes

De même que les pages sportives modernes répandent à peu près le même contenu que les pages financières, l'information au sujet de la culture accorde désormais une place de choix aux dimensions économiques de l'art.  À preuve, cet appel que lancent les vedettes et artisans du cinéma européen à leurs homologues américains : « Accordez à nos films le doublage qu’obtiennent les vôtres chez nous! »  On aura compris qu'il n'est pas question ici d'exception culturelle, mais d'un plaidoyer qui vise les dollars, les francs et les euros.

Deux aspects de la demande européenne retiennent l'attention.  D'une part, la référence au doublage.  D'autre part, la conception européenne de la réciprocité.

Parlons doublage.  J'aime assez le propos que Régine Robin met dans la tête de son personnage de L'immense fatigue des pierres*  : « Il avait trois critères pour juger de la valeur d'une ville.  D'abord les bistros.  (...) Le second critère était que la ville ne fermât pas la nuit, jamais. (...) Le troisième enfin était que l'on pût voir les films en version originale et non en version doublée, ce qui le mettait proprement en furie. »  Cela heurtera, je le crains, les habitudes et même les convictions du grand nombre.  Nous sommes si peu familiers du sous-titrage et des versions originales que le doublage nous a toujours paru la seule façon de présenter les films produits par une autre culture et dans une autre langue. Il n'est pourtant pas dit que nous ayons raison.

Si j'applique au Québec les propos cinématographiques du personnage de Régine Robin, je suis tenté d'adresser un reproche supplémentaire au doublage.  Chez nous, le doublage a eu le même effet douteux que beaucoup de nos offensives identitaires : il a permis à la langue de faire complètement disparaître la dimension culturelle.  À force de défendre la langue, nous avons oublié que l'on pouvait nous déculturer tout en s'adressant à nous en français.  Si le film parlait français, on ne prenait plus conscience qu'il était quand même d'inspiration américaine.  Le film doublé parlait notre langue, mais il aliénait quand même, avec d'autant plus d'efficacité que nous ne le sentions même pas.  Un film américain en version originale et porteur de sous-titres nous sortirait de la myopie culturelle que favorise le doublage.  Soit dit en passant, il est étrange que des comédiens comme Depardieu ou Deneuve tiennent davantage à un accroissement de leurs droits qu'au respect intégral de leurs performances.

Un deuxième élément entre en ligne de compte.  Que les Américains, qui font la leçon aux autres, comptent parmi les plus exaspérants adeptes du protectionnisme, on le sait.  Que les Américains soient incapables de présenter Trois hommes et un couffin sans le refilmer avec des vedettes bien à eux, cela est connu et toujours honteux.  Que les artistes et les cinéastes européens le déplorent dans leur lettre ouverte au magazine Variety, cela se comprend donc.  Mais qu'il soit également permis de demander, en visant la France en premier lieu, comment se justifie un autre protectionnisme, le leur?  Un film américain doublé en France entre au Québec sans problème; le même film américain doublé au Québec est rejeté par la France.  Poliment, la France promet à chaque nouveau ministre québécois de la Culture d'«étudier» la question, mais la France ne parvient jamais à terminer sa « scolarité ».

Ne laissons personne lancer le débat sur la voie d'évitement et évoquer au mauvais endroit l'accent québécois qui nuirait au film sur le marché français.  L'accent québécois existe, mais l'industrie québécoise du doublage sait le contourner.  D'innombrables doublages effectués au Québec circuleraient en France sans la moindre réticence du public français, mais tous et chacun se heurtent année après année au protectionnisme de l'ndustrie française.

On voit le paradoxe : des pays dont l'industrie cinématographique encaisse déjà des millions réclament des majors américains la réciprocité qu'eux-mêmes refusent toujours aux « coloniaux ».  Cela confirme, en premier lieu, que les gens riches aussi ont leurs problèmes.  Et cela manifeste, en second lieu, que le traditionnel fair-play a toujours le même contenu cynique : « Ce qui m'appartient m'appartient; ce qui est à toi est négociable. »



*XYZ, 1996, p. 86.


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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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