Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 18 novembre 1999
La culture derrière le livre

La presse parisienne* vient de publier, portant la signature de la ministre française de la Culture et de la Communication, un texte que l'on voudrait voir lire et surtout contresigner au Québec.  La ministre Catherine Trautmann y tient, à propos du prix unique du livre, des propos lucides que n'a pas tenus au Québec la ministre Louise Beaudoin quand elle en eut l'occasion et que sa remplaçante, Agnès Maltais, n'a pas, à ce jour, osé tenir non plus.

Le prix unique du livre, c'est l'interdiction faite par l'État à tous les commerces qui mettent le livre en marché de le proposer à rabais ou tout simplement à moins cher que le concurrent.  Le prix unique est à ce point intouchable qu'il apparaît, on le remarquera, au dos des livres édités en France ou dans les pays gagnés à cette politique.  Pas question, par conséquent, que Wal-Mart ou une quelconque grande surface vende un Stephen King à un prix de 40 % inférieur à celui de votre librairie familière.

Même résumée de façon aussi schématique, la politique affiche bien ses couleurs et suscite des réactions tranchées.  Pourquoi, dira-t-on, maintenir le livre à un prix élevé si tel intermédiaire est disposé à le vendre moins cher?  Est-ce, d'une part, compatible avec la liberté de commerce?  N'est-ce pas, d'autre part, brimer les droits du consommateur que de lui imposer ce qui équivaut à une surtaxe?  Dans le camp opposé, dont fait partie la ministre Trautmann, on réplique que le prix unique est un excellent moyen de garantir la survie des petites librairies, d'assurer aux lecteurs une large gamme de productions littéraires et de donner à l'ensemble des livres une chance raisonnablement égale de se faire valoir auprès du public.  En simplifiant encore une fois les enjeux et les attitudes, on constate quand même à quel point se trouvent clairement mises face à face deux conceptions du commerce et de la culture, deux conceptions des hiérarchies à établir dans les choix sociaux ou économiques.  La France, et avec elle des pays comme l'Autriche et l'Allemagne, ont partie liée avec la culture; le Québec, pour des motifs que le récent sommet consacré au livre et à la lecture a laissé dans l'ombre, s'aligne jusqu'à maintenant sur un libéralisme économique fort peu propice à la fameuse société distincte.

Le Québec, même si son réseau de librairies se ratatine de jour en jour en raison de la concurrence déloyale que lui mènent les grandes surfaces, persiste à agir comme si le livre était un objet commercial en tous points semblable aux autres.  Si chacun demeure libre de vendre des Rice Krispies au prix qui lui convient, qu'il en soit de même, semble dire le gouvernement québécois, pour la vente des livres.  Les grandes surfaces, pourtant, n'ont que faire du livre ou de la culture : elles ne vendent que les bouquins à succès, ne gardent aucun classique, n'offrent qu'une gamme rachitique d'œuvres littéraires.  Au libraire on demande autre chose : qu'il conserve un certain inventaire, qu'il fasse de la littérature son principal souci, que son personnel sache que Robert Lalonde n'est pas Pierre Lalonde.  On aura compris que le libraire ne peut survivre et satisfaire à de telles exigences que si la vente rapide et profitable de certains best-sellers lui laisse une marge bénéficiaire d'une certaine générosité.  Si, par malheur, les best-sellers sont accaparés par les grandes surfaces qui les bradent à un prix qui privent les petites librairies de leur ballon d'oxygène, c'en est fait des petites librairies.  C'en est fait aussi, d'expliquer la ministre Trautmann, des centaines d'auteurs à tirage modeste dont les grandes surfaces ne s'occuperont jamais, qui ne laisseront jamais de grands bénéfices aux petites librairies, mais qui font la richesse de la littérature et… d'une société distincte.  C'est cela qui est en cause, cela que Québec ne comprend pas, cela que le Québec a honteusement ignoré en accouchant d'une politique du livre et de la lecture qui n'est en fait qu'un cataplasme trompeur.

On prétendra, bien sûr, que l'Amérique du Nord n'est pas la France et que nos consommateurs tiennent trop aux escomptes et aux prix qui défient toute concurrence pour accepter le carcan que supportent ou adorent les Européens.  On prétendra aussi que, en Amérique, les Américains auraient vite fait de dénoncer comme une mesure discriminatoire toute politique limitant le droit des commerçants à la libre détermination de leurs prix.  Que le prix unique suscite des grincements de dents, cela se peut, mais rien dans ces arguments n'emporte l'adhésion.  L'exception culturelle que le Canada et le Québec prétendent défendre aussi farouchement que la France n'aurait guère de sens si elle ne permettait pas de traiter le livre autrement qu'un boisseau d'orge.  N'oublions d'ailleurs pas que les ordres professionnels du Québec ne se sont jamais gênés pour pratiquer des tarifs uniformes ni même pour poursuivre les professionnels qui osaient offrir leurs services à des prix inférieurs.  À propos du livre, le Québec pratique donc le sophisme plus que la logique.  Il ergote volontiers sur le thème de la société distincte, mais il ne prend pas les moyens de la préserver.

Je vous dirai une autre fois tout le mal que je pense du protectionnisme français en matière de doublage cinématographique; je m'incline aujourd'hui devant un protectionnisme français parfaitement digne d'imitation.



*Le Figaro,10 novembre 1999, page C-29.


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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999
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