ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Québec, le 30 décembre 2004

Qu'observent les observateurs?

Rien de moins, paraît-il, que 12 000 observateurs ont assisté au second deuxième tour de l'élection d'un président en Ukraine. C'est à eux qu'on devrait l'assainissement subit du processus électoral et la parfaite légitimité du nouvel élu. Un regard différent se porte ainsi sur l'activité politique, celui de l'étranger censément impartial. Divers raccourcis interviennent pourtant dont les conséquences échappent encore à l'analyse. Qui sont ces observateurs? Quels intérêts servent-ils? De quelle compétence sont-ils nantis? S'agit-il d'une ingérence inspirée par la méfiance de la communauté internationale? Crée-t-on ainsi le mythe d'une démocratie infiniment exportable et adaptée à tous les contextes?

--------

Le principal texte consacré par le journal Le Monde à la reprise du scrutin ukrainien débute ainsi :

Jacek a enlevé son écharpe orange. Le jeune Polonais, animateur des manifestations de soutien à l'opposition ukrainienne, se doit d'observer une certaine neutralité, même si son coeur penche en faveur de Viktor Iouchtchenko.

Cela, certes, ne saurait fonder une généralisation. D'autres indices s'ajoutent, toutefois, qui autorisent à douter de la neutralité de l'observation et, de façon plus large, de l'information répandue à propos de ce scrutin. Les sondages, dont la méthodologie et la commandite demeurent ici dans un flou artistique, accordaient au candidat de l'opposition un avantage de quatorze points; il en eut la moitié moins. Ce n'est pas le premier sondage à rater la cible, mais il mérite l'examen, comme tous ceux qui se trompent. On aura également remarqué que la majeure partie sinon la totalité des reportages transmis à la fin de la campagne électorale provenaient de Kiev et de Lviv, c'est-à-dire de la partie la moins russophone ou russophile de l'Ukraine. Quant à elle, la géographie révèle la présence, à proximité de cette zone, des pays récemment touchés par l'expansion de l'Union européenne : Pologne, Hongrie, Roumanie, Slovaquie... À ce jour, ces pays sympathisent avec les vues de Washington plus qu'avec les préférences franco-allemandes. Selon Le Monde, la frontière ukrainienne a été particulièrement poreuse sur le flanc ouest :

Aux vieux routiers des missions électorales se sont ajoutés des volontaires formés à la hâte qui se sont abattus sur l'Ukraine comme un nuage de sauterelles. La police des frontières ukrainiennes leur a même aménagé une file réservée à l'aéroport de Kiev...

Les chiffres, d'ailleurs imprécis, fournis au sujet des « observateurs » accréditent davantage encore la thèse d'une manipulation de l'opinion venant « corriger » les fraudes du tour précédent. Les États-Unis auraient eu 2 000 observateurs, dont certains recrutés parmi leurs plus féroces groupes de pression, la Pologne, fer de lance étatsunien dans la nouvelle Europe, en aurait expédié plus de 3 000... Quant au Canada, on ignore s'il a délégué 500 « observateurs » ou 1 000; on sait, en revanche, que John Turner, porte-parole du groupe, n'a eu besoin que de quelques heures pour bénir le processus électoral et ses résultats.

Et peut-être a-t-on accordé trop peu d'importance aux changements apportés en catastrophe aux règles électorales par un parlement survolté. À tête reposée, on constatera qu'ils ne se bornaient pas à lever des obstacles sur la voie de la démocratie, mais qu'ils volaient au secours de l'opposition. À propos de cet aspect des choses, les « observateurs » sont bien peu loquaces.

--------

Qu'advient-il maintenant de l'empoisonnement dont aurait été victime le candidat de l'opposition? Plus le temps passe et plus s'amplifie le doute. Fidèles à l'infinie déférence qu'ils témoignent à la Maison-Blanche depuis 2001, les médias étatsuniens estiment apparemment que la cause est entendue : les mauvaises habitudes soviétiques ont prévalu et la dioxine d'origine russe a défiguré Iouchtchenko. Internet fournit cependant des expertises dont la teneur inquiétante pourrait et devrait être évaluée.

Ces expertises divergentes disent ceci. On n'empoisonne pas à la dioxine, d'une part parce que d'autres substances garantissent un bien « meilleur » taux de mortalité, d'autre part parce que les effets de la dioxine ne se manifestent pas avant des semaines ou des mois. Les spécialistes qui contredisent la version retenue par les médias mobilisés en faveur de l'opposition soulignent également ceci : la clinique viennoise dont on avalise béatement le diagnostic se spécialise dans la discrète désyntoxication de richissimes clients plutôt que dans les enquêtes de nature criminelle. À décoder le jargon embarrassé de la clinique, Iouchtchenko serait victime (ou menacé) de pancréatite et de cirrhose plus que d'empoisonnement à la dioxine.

Désinformation en provenance de Moscou? Peut-être. Mais n'importe quel média d'un certain calibre pourrait infirmer ou confirmer cette thèse. Silence pour le moins bizarre. Si Iouchtchenko est un autre Boris Eltsine, mieux vaudrait que les Ukrainiens le sachent.

--------

Dans cette campagne électorale, les intérêts russes et étatsuniens se sont affrontés en recourant au fleuret plutôt qu'à la rapière. Faisant montre d'une remarquable maturité politique, la population ukrainienne a évité (jusqu'à maintenant) la guerre civile. Dans ce pays dont les frontières ont bougé depuis un siècle comme si elles reposaient sur des roulements à billes, la guerre n'est pas un sujet de reportage, mais une hantise. Polonais, Tchèques, Roumains ont amputé le pays de provinces complètes qui ne lui sont revenues qu'après 1945. Manger en Pologne le borchtch à base de betterave et de tomate que l'Ukrainien est tenté de s'approprier comme mets national force le visiteur à se rappeler que l'Ukraine a connu en trois ou quatre générations cinq occupations (Autriche, Russie, Pologne, Allemagne, URSS) et que les menus eux-mêmes s'en ressentent. Évoquer ce poids sur les familles, l'éducation, l'emploi et la religion, voilà qui rend prudent face à l'ébullition. Ajoutons que la diplomatie européenne tout entière, humiliée et inepte lors du démembrement de l'ex-Yougoslavie, s'est employée avec succès et intelligence à calmer le jeu. Civisme et maturité des citoyens, agilité et souplesse des capitales, l'heureuse jonction des deux forces est impressionnante.

Le rôle des « observateurs » ne mérite pas la même admiration. Autant le regard externe se justifie s'il permet une évaluation sereine et crédible, autant on le discrédite lorsqu'on confond conditionnement et écoute et lorsqu'on maquille en « observation » ce qui relève d'une agit-prop dont on croyait les temps révolus.

D'ailleurs, même dans le cas d'observateurs de bonne foi et raisonnablement ouverts, il s'impose de vérifier prudemment l'acuité de leur regard. Quand on ignore tout d'un pays, y compris la langue, la religion, la culture et l'histoire, que peut-on en comprendre en quelques jours? Quand un recteur d'université donne congé à ses étudiants et les presse d'effectuer le voyage de Lviv à Kiev, est-ce une anomalie? (D'après Le Monde, dix-huit établissements d'enseignement supérieur de Lviv ont ainsi pris part à l'opération « Noël ensemble ».) Devant pareil phénomène, le Québécois familier avec sa propre histoire pourrait se remémorer les procès pour « influence indue » qui ont mis fin aux pressions exercées du haut de la chaire par des curés antilibéraux. Mais l'observateur étatsunien, surtout s'il provient des milieux favorables au césaro-papisme de George W. Bush, qualifiera de parfaitement libre et saine l'élection qui mobilise aussi efficacement le goupillon.

S'il est vrai que chaque regard voit le monde à travers son filtre culturel, comment des observateurs improvisés et militants pourraient-ils garantir qu'ils ont vu l'Ukraine?


Laurent Laplante

P-S. Les décorations de Noël me paraissent de plus en plus hâtives, artificielles et... laides. Suis-je seul à me faire cette réflexion? Que fera-t-on tout à l'heure des Père Noël gonflables? J'en suis presque à regretter le « White Christmas » de Bing Crosby!



RÉFÉRENCES :

Recherche : Mychelle Tremblay

Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie