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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 décembre 2004

Débats encore trop rares

Entre le sens démocratique et le respect d'un protocole figé, il y a un monde. Le premier implique adhésion, le second se satisfait du formalisme. Et le second est plus souvent observable. Un gouvernement peut, sans bafouer le protocole, arrêter en secret nombre de décisions névralgiques. Les partis d'opposition peuvent, au nom d'une démocratie à laquelle ils paient le tribut rituel, réclamer une plus grande transparence. Quand le gouvernement est minoritaire, comme c'est le cas présentement au Canada, on s'attendrait à ce que les deux plaidoyers, pour une fois, convergent et affrontent ensemble le test de la réalité. Ce n'est guère le cas. Par-delà les habitudes partisanes, d'autres facteurs, comme le voisinage, la géographie, l'histoire et la culture méritent alors examen, faute de quoi nous ignorerons toujours pourquoi notre démocratie évite des débats essentiels.

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Que la politique canadienne préfère les officines au vent des agoras, c'est l'évidence même. Ce n'est pas le seul pays à obéir à cette propension et peut-être celui-ci a-t-il de meilleures raisons que d'autres pour longer les murs. Il n'est pas facile, en effet, d'afficher ostensiblement son autonomie quand le pays voisin possède les moyens de s'en moquer et ne déteste pas en utiliser quelques-uns. Un premier ministre canadien doit réussir la quadrature du cercle : se montrer conciliant dans les coulisses et fringant sur les tribunes, opiner du bonnet devant l'ambassadeur étatsunien tout en repassant dans sa tête le prochain discours sur la souveraineté nationale.

À ce facteur s'ajoute le morcellement du pays lui-même. Morcellement géographique, mais aussi tendance centrifuge de l'opinion. Mackenzie King, premier ministre canadien pendant plus de vingt ans, décrivait le Canada comme un pays qui a « trop de géographie et pas assez d'histoire ». Ce fait explique, en partie du moins, qu'il soit difficile d'intéresser toutes les régions du pays aux mêmes enjeux. Comment l'Est du pays peut-il s'apitoyer sur le déluge qui afflige les provinces des Prairies quand sévit chez lui une canicule qui multiplie les feux de forêt? Avec le temps, d'autres variables accentuent les dissemblances. L'immigration, pour ne retenir que cet exemple, contribue à transformer le pays en une courte-pointe aux couleurs et aux tissus contrastés. Le Québécois rencontre rarement des concitoyens d'origine sikh, le Torontois les côtoie quotidiennement. Les difficultés présentes de l'Ukraine trouvent un écho vibrant dans l'Ouest canadien pour cause de parenté culturelle, alors que le sujet n'émeut que modérément les provinces Maritimes.

Dans ce contexte, les gouvernements canadiens hésitent à dire tout haut ce qui, forcément, déplaira à une portion de la population. Géographie et histoire enseignent la prudence.

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En tout temps, mais surtout en période de gouvernement minoritaire, le jeu des partis d'opposition sera donc d'exiger plus de transparence, des positions plus tranchés, des débats sur toutes choses. Exiger les déballages de secrets, c'est exposer le gouvernement à révéler ce qu'il préférerait taire, opposer les clientèles politiques les unes aux autres, provoquer les divergences d'opinions au sein du cabinet. On comprend pourquoi les partis d'opposition pressent le gouvernement Martin de faire connaître à la chambre des Communes et donc à la population ce qu'est l'attitude canadienne à propos du bouclier antimissiles dont rêve la Maison-Blanche. Les risques sont patents pour le gouvernement Martin. D'un côté, la Maison-Blanche est aux aguets; de l'autre, l'opinion canadienne est partagée. Extrêmement réticente au Québec, elle penche vers la thèse étatsunienne là où domine le parti conservateur. Débat assimilable à une peau de banane pour un gouvernement minoritaire; débat que Paul Martin s'efforce d'éviter.

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Même si un tel débat va de soi, il est étonnant de ne rencontrer que silence et mutisme au moment où la politique canadienne au Proche-Orient modifie discrètement ses habitudes et s'aligne plus servilement sur les préférences étatsuniennes. Pas de débat, pas de contestation, regards tournés vers autre chose.

Et pourtant, il y a matière à discussion. Alors que le Canada préférait jusqu'à maintenant s'abstenir lors des blâmes adressés par l'ONU à Israël, voilà que le Canada se joindra désormais à Israël, aux États-Unis (et à la puissante Micronésie) dans leur opposition à ces rappels internationaux. Pourquoi? On ne sait. Verbeux et jovialiste, prompt à chausser ses lunettes fumées quand il pleut des cataractes, en passe de rejoindre George Bush et Tony Blair dans la ligue professionnelle des myopes sélectifs, le ministre canadien des Affaires étrangères, Pierre Pettigrew, prétend que le virage n'en est pas un et que rien ne change même si quelque chose change. Avant comme après un changement de politique qui accentue l'isolement des Palestiniens, le Canada demeure, déclare Pierre Pettigrew, fermement attaché à ses valeurs. Il n'a raison que si le Canada « valorise » la servilité plus que l'équité.

Mais où se terre l'opposition quand le cabinet Martin s'agenouille ainsi? Quel débat surgit pour exiger la genèse de la décision? Qui talonne Pierre Pettigrew pour qu'il explique dans lequel de ses rêves euphoriques il a cru voir un quelconque processus de paix au Proche-Orient? Il est sain qu'on se dresse contre la militarisation de l'espace, mais est-il sain et courageux d'opter pour le mutisme quand les Palestiniens subissent une très terrestre militarisation de leur sol?

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Il est tout aussi troublant qu'aucun débat ne mobilise nos élus autour des enjeux moraux liés à la mondialisation. Tous les partis présents à la chambre des Communes, depuis le Parti libéral du Canada (PLC) jusqu'au Bloc québécois en passant par le Parti conservateur et le Nouveau Parti Démocratique, reprennent en choeur la même antienne : d'urgence, les pouvoirs publics doivent venir à la rescousse des entreprises canadiennes menacées par une concurrence renforcée. À coups de centaines de millions, il faut renflouer Bombardier. Si les textiles chinois déferlent, il faut inventer des astuces capables de provoquer les mêmes effets qu'un protectionnisme difficile à justifier désormais. Débat? Non. Consensus instinctif, nationaliste, frileux, terriblement vide de vision et de solidarité.

Question délicate? Sans doute. Charité bien ordonnée, selon la religion du mercantilisme, commence par soi-même. Admettons l'hypothèse et redoutons les pertes d'emplois. Cela ne dispense pourtant pas d'un débat d'où surgirait une description précise et cohérente de la politique canadienne. Le premier ministre Paul Martin ne peut pas reprocher aux autres pays leurs tergiversations au Soudan ou jouer les caïds à Ouagadougou si, au sortir de ses vertueux périples, il met tout en oeuvre pour empêcher les produits étrangers de concurrencer ceux de son pays. Le Canada, comme d'ailleurs les autres pays prospères, ne peut pas traiter les autres pays comme des marchés et pleurnicher si les autres courtisent ses consommateurs. Peut-être cela relève-t-il d'un idéalisme dangereux; dans ce cas, dispensons-nous de vanter le libéralisme économique.

Autant de clarifications que la rareté des débats place hors de portée.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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