Dixit Laurent Laplante, édition du 9 décembre 2004

Attentes excessives et terme équivoque

Pour divers motifs, je jette de nouveau mon dévolu sur l'environnement. Il le mérite. Première raison, le protocole de Kyoto sera bientôt ratifié, ce qui, espérons-le, provoquera enfin des gestes concrets de la part des gouvernements, des entreprises et des individus. À chacun de les exiger et de les évaluer. En deuxième lieu, le ministre québécois de l'Environnement s'est engagé avec plus de fracas que de crédibilité à inclure le droit à un environnement sain dans la charte des droits fondamentaux. En troisième lieu, l'intérêt pour ce qu'il est convenu d'appeler « développement durable » est tel que la formule, pourtant équivoque, fait surface dans les programmes électoraux de plusieurs partis politiques québécois. En réagissant à ces diverses pressions, j'espère tenir moi-même des propos plus nuancés que ceux que je me suis permis récemment et qui m'ont valu certains rappels à l'ordre.

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Un courriel d'un des plus vigilants critiques de mes billets invite à approfondir le débat :

...j'illustrerai succinctement le constat auquel m'amène cette expérience (d'une carrière consacrée à l'environnement). Un des outils majeurs du développement durable est la protection de la capacité de support des milieux récepteurs (écosystèmes déterminés en fonction d'un certain nombre d'activités humaines, dans une approche intégrée eau-air-sol, en interaction les unes avec les autres). Or, quand un milieu est déjà dégradé ou a atteint un état au-delà duquel toute nouvelle activité en menacerait la capacité d'en assurer, pour les générations futures, une qualité au moins équivalente à celle dont nous bénéficions, ne faudrait-il pas y interdire tout développement? Non. C'est la réponse aujourd'hui du politique. (Je fais fi volontairement de celles des scientifiques, ce qui n'est pas mon propos).

Version officielle. Ce serait contraire au développement, indissociable du durable. Il faut alors négocier des compromis. Des compromis qui ne doivent ni restreindre le développement ni représenter des coûts sensiblement supérieurs à ceux qui étaient prévus sans durabilité.

Question : qu'est-ce que le développement (économique) à l'aube de ce nouveau siècle bourré de nouvelles interrogations si inquiétantes qu'il nous a fallu inventer un principe dit de précaution? Finalement, c'est bien à cette question de développement qu'il nous presse de répondre, bien avant toute considération environnementale. Et y répondre risque bien de faire voler en éclat le credo du développement durable.

Voilà qui est clair, mais qui élargit notablement la discussion. Non seulement il ne suffirait pas d'exiger du développement qu'il soit « durable », mais encore faudrait-il vérifier le bien-fondé du développement. Vision doublement troublante. D'une part, en effet, le développement est si valorisé par les décideurs politiques que les contraintes environnementales risquent fort de ne pas faire le poids devant lui; d'autre part, le développement futur fournit si peu de précisions sur ses visées et ses corollaires que la prudence s'impose avant même de le laisser passer à l'action.

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Je ne nierai pas que bien des adhésions au principe du « développement durable » ne valent ni l'encre ni la salive qu'elles ont coûtées. C'est un fait que les promoteurs, qu'ils appartiennent au secteur privé ou à une mouvance publique contaminée elle aussi par le néolibéralisme, feront des pieds et des mains pour diluer les exigences de la « durabilité ». Sur ce point, notre correspondant a parfaitement raison.

Cela, soit dit en toute déférence, ne peut pourtant être retenu contre la théorie proposée par le rapport Brundtland. Que des farceurs bénissent la théorie avant de la prostituer ne prouve pas que la théorie elle-même canonise l'hypocrisie. On juge une théorie, une philosophie ou une religion d'après ses sommets et non d'après ses bas-fonds. Sinon l'inquisition, à elle seule, disqualifierait le christianisme. Il y a donc risque de malentendu lorsque je reconnais des mérites au rapport Brundtland, alors que notre correspondant affirme, à juste titre, que les tenants du développement ne manifestent pas beaucoup de considération pour les exigences environnementales. L'enfer, je devrais pourtant le savoir, est pavé de bonnes intentions; peut-être les miennes occultent-elles de tristes compromisssions.

Les citoyens québécois ont d'ailleurs devant les yeux un bel exemple de « bricolage intellectuel » au sujet du développement dit durable. Le ministre québécois de l'Environnement, Thomas Mulcair, se taille, en effet, un succès facile et immérité quand il propose d'inscrire le droit à un environnement sain dans la charte des droits. Tôt ou tard, en effet, ce droit se cassera les dents sur la dure réalité. On ne bannira pas des centres-villes les polluants autocars de tourisme. On tolérera les excès d'une agriculture productiviste et les risques qu'elle fait peser sur la nappe phréatique. Si, d'aventure, quelqu'un proclamait, face à ces plaies sociales, son droit à un environnement sain, nul doute que les « pragmatiques » lui enseigneraient à ne pas confondre les écrans de fumée propagés par un ministre et les réalités économiques. Les conventions internationales sur les droits des enfants n'ont pas encore éliminé la fabrication des mines antipersonnel. Si c'est bien ce que notre correspondant nous rappelle, je me rallie aisément à son propos un peu chagriné.

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Peut-être parce qu'une partie de la démonstration m'échappe encore, je persiste pourtant à croire que le rapport Brundtland, du moins dans sa théorie, peut éclairer le débat sur le développement lui-même. À mes yeux, plusieurs des malentendus découlent de la traduction donnée en français à l'expression « sustainable development » (développement durable). Durable escamote l'essentiel. Paver les lieux humides qui cernent les lacs, c'est peut-être durable, mais c'est également irresponsable. On se rapprocherait d'une perception plus juste si l'on parlait d'un développement compatible avec la permanence de l'espèce ou d'un développement harmonisant l'exploitation des ressources et le bien-être de l'espèce humaine. Les risques de récupération idéologique ne disparaîtraient pas, mais on cesserait d'accorder une préférence mentale au développement dont certains s'empressent d'abuser.

Dans mon esprit, les situations qu'évoque notre correspondant n'échappent donc pas aux voeux du rapport Brundtland. Si, en effet, « un milieu est dégradé » au point d'interdire toute nouvelle activité, nul ne peut imaginer là un développement compatible avec la permanence de l'espèce. Ce n'est plus à la philosophie de ce développement rendu compatible ou harmonieux qu'il faudrait s'en prendre, mais à l'absence de lucidité et de courage politiques.

Que le développement devienne ainsi inadmissible en certains lieux entraîne-t-il comme conséquence que le développement lui-même, comme projet humain, mérite d'être bloqué? J'ai peine à envisager une hypothèse aussi draconienne. Certes, il faudra du courage et de l'ingéniosité pour harmoniser développement et maintien des équilibres environnementaux, mais choisir une branche de l'alternative plutôt qu'un équilibre entre les deux, cela me paraît, à ce stade, sous-estimer les capacités humaines tout comme les besoins de l'espèce.

Merci à celles et ceux qui poursuivent mon éducation.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041209.html

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