Dixit Laurent Laplante, édition du 29 novembre 2004

L'élection comme substitut à la démocratie?

Quand ils se réunissent au chevet de l'Afghanistan, de l'Irak ou de l'Ukraine, les élus du monde dit organisé multiplient les pressions pour qu'un scrutin survienne dans les meilleurs délais et qu'ainsi le pouvoir soit remis entre les mains du peuple souverain. Bien rares sont ceux qui osent s'interroger à haute voix sur la fiabilité du processus électoral. Bien rares aussi, semble-t-il, ceux qui s'abstiennent d'intervenir dans les élections des autres. Les interventions plus ou moins discrètes et plus ou moins musclées sont même devenues si nombreuses que l'élection devient le substitut hypocrite du coup d'État.

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Dans le cas de l'Irak, les États-Unis ont imposé leurs vues de façon si intransigeante que le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, s'est retrouvé seul dans son coin. C'est pourtant sous l'égide de l'ONU que les échanges auraient dû se dérouler. L'Irak était représenté par le proconsul choisi par les États-Unis, ce qui réduisait au silence l'importante portion de l'électorat irakien qui conçoit l'avenir autrement que sous le signe de la servilité. Quand aux pays qui, la France par exemple, auraient souhaité un échéancier mieux adapté à l'évolution irakienne, ils sont vite rentrés dans le rang en se drapant dans les discours ampoulés et creux : « L'heure n'est plus aux divergences, mais à la reconstruction... » À croire que l'histoire avait modifié ses exigences en l'espace de vingt-qautre heures.

Voilà qu'un pays exsangue et morcelé doit, sous peine d'être perçu comme indigne de la démocratie, tenir des élections dans soixante jours. Le journaliste Dexter Filkins, du New York Times, racontait pourtant ces jours derniers ce qu'a vécu sous ses yeux la compagnie Bravo (1er bataillon du 8e régiment de « marines ») : « En huit jours de combats (du 8 au 18 novembre), la compagnie Bravo a eu 36 victimes dont 6 morts, ce qui veut dire que, pendant plus d'une semaine, les hommes de l'unité avaient un risque sur quatre d'être tués ou blessés. » Jeunes, costauds, entraînés, ces soldats ont vécu la peur. « Beaucoup des meilleurs marines de la compagnie Bravo, ses tueurs les plus compétents, avaient 19, 20 ans. Ses trois lieutenants, chacun responsable d'une cinquantaine d'hommes, avaient 23, 24 ans. »

Si l'oeil quitte ces gaillards pour regarder la population civile, la question surgit : qui, dans ce contexte, osera se rendre aux bureaux de scrutin? Certes, on a beaucoup parlé de Fallouja et des combats qui y perdurent, mais qui prétendra que le reste de l'Irak offre les garanties minimales de sécurité?

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Chez les Palestiniens, l'échéance électorale est encore plus rapprochée qu'en Irak. La sécurité n'y est pas mieux assurée. Les plus extrémistes des résistants palestiniens n'obéissent qu'à leurs impératifs. L'armée d'occupation israélienne patrouille le territoire palestinien en tenant compte des visées israéliennes bien plus que des droits démocratiques des éventuels électeurs palestiniens. Le morcellement du territoire et la prolifération des postes de contrôle permettent à Israël de rendre à peine symbolique la campagne électorale à laquelle on convie les Palestiniens. D'ailleurs, dans son offensive pour détruire tous les symboles et institutions des Palestiniens, Israël a réduit à presque rien les médias capables de renseigner l'électorat et d'articuler une campagne électorale. Dans le cas des Palestiniens désirant voter depuis Jérusalem, Israël menace d'empêcher l'ouverture de bureaux de scrutin; seul le vote par correspondance serait permis.

Pourquoi, dans ce contexte, les dirigeants palestiniens se sont-ils eux-mêmes astreints à une élection précipitée? J'avoue en être réduit aux supputations. Certes, la constitution fixe des échéances précises. En revanche, les conditions d'un scrutin libre et démocratique font si clairement défaut que les résultats de l'élection sont d'avance contestables. Alors? Je présume qu'il fallait choisir le moindre mal : tenir quand même l'élection, de manière à ce que ni Ariel Sharon ni George Bush ne puisse accuser les Palestiniens de se soustraire au dialogue.

Cela dit, en Palestine comme en Irak, le pouvoir réel tient davantage au rituel électoral qu'à la fiabilité du scrutin.

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Il y a plus inquiétant encore. Dans plusieurs cas, les élections sont l'occasion pour des intérêts étrangers de bloquer la route à des candidatures jugées indésirables ou, à l'inverse, de porter au pouvoir les individus et les partis politiques avec lesquels on préfère négocier. La Géorgie a changé de gouvernement et de cap en raison d'influences dont toutes n'étaient pas nationales. Karzai gouverne la ville de Kaboul parce que sa candidature convenait aux États-Unis et que ses rivaux manquaient de ressources; il n'a d'ailleurs pas empêché le pays de combiner le pire de deux mondes : une présence des taliban et la reprise du commerce de la drogue. Au Vénézuela, la collaboration entre la strate des possédants autochtones et les termites américaines a presque réussi à annuler le résultat électoral, exactement comme ce fut le cas au Chili d'Allende et de Pinochet. L'actualité la plus chaude ajoute l'exemple de l'Ukraine, tiraillée entre Moscou et les attraits occidentaux. Haïti n'est qu'un exemple de plus du mépris dans lequel les puissants tiennent la volonté populaire exprimée par les élections.

Quelle conclusion dégager? Une question qui, je le reconnais, ressemble étrangement à une conclusion : peut-on, en transformant le processus électoral en mission impossible ou en infléchissant son parcours, en obtenir ce qu'on n'ose demander à un coup d'État?

La question, on l'aura compris, ne porte pas sur l'objectif ou sur la moralité de l'intervention, mais strictement sur le choix des moyens. Face à Castro, les États-Unis ont étudié tous les types d'assassinats possibles, y compris les plus fous. Même chose face à Saddam Hussein ou à Noriega. De telles stratégies visent généralement les dictateurs inamovibles. Dans le cas des régimes dits démocratiques, une autre possibilité s'offre, celle d'obtenir le déboulonnage du leader indésirable en agissant sur l'électorat. Le but est le même, le mépris pour la souveraineté nationale tout aussi considérable, le respect de la démocratie toujours inexistant. Par contre, le travail de sape peut souvent s'effectuer dans la pénombre et celui qui l'a commandité peut s'incliner avec componction devant les décisions éclairées d'un peuple attaché à la démocratie.

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L'élection est une des caractéristiques de la vie démocratique. Ce n'est pas la seule ni la principale. Elle peut masquer la corruption, les influences souterraines, le téléguidage par des intérêts inavouables. On la dit « le moins mauvais de tous les régimes », mais elle peut être le camouflage des pires turpitudes. Le latin résume le risque en trois mots : corruptio optimi pessima (la pire corruption, c'est celle du meilleur).

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041129.html

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