Dixit Laurent Laplante, édition du 22 novembre 2004

Retour sur des textes récents (2)

Je reviens aux questions posées par certains de mes correspondants et aux réflexions qu'elles m'inspirent. Mes réactions suivent trois axes : la nécessité d'écrire en fonction de publics culturellement différents, l'équilibre à établir entre les thèmes « nationaux » et les préoccupations universelles, les similitudes réelles ou appréhendées entre les environnements culturels ou politiques.

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Dans le cas de la conférence prononcée sur l'état présent de la démocratie, il est indéniable que je me suis permis des raccourcis. Je parlais devant un auditoire formé exclusivement de personnes âgées de plus de 50 ans. La tentation était forte, du haut de mes 70 ans, de multiplier les allusions à une mémoire que nous avions en commun. En greffant les notes de cette conférence à un Dixit, j'ai oublié que les lecteurs, surtout ceux de l'étranger, n'avaient pas accès à ces souvenirs. Ce que disent des lecteurs européens, des jeunes Québécois auraient d'ailleurs pu me le reprocher aussi.

Je précise donc.

- Au Québec, les agences qui évaluent et affichent la cote de crédit des entreprises et des gouvernements sont souvent new yorkaises : Moody's, Standard & Poors, etc. Quand elles menacent de réviser à la baisse la cote d'un gouvernement, les élus deviennent soucieux, car le coût des emprunts publics s'en trouvera modifié. Le citoyen croit élire le chef suprême, il découvre que son gouvernement évolue dans un corridor. Le gouvernement par le peuple se heurte à une contrainte.

- Un Québécois d'aujourd'hui parlera de l'ADQ aussi naturellement qu'un Français évoquera le MEDEF, c'est-à-dire sans s'expliquer. L'ADQ (Action Démocratique du Québec) est tout simplement un parti politique de création relativement récente dont les idées souvent courtes et changeantes séduisent particulièrement « ceux qui attendent leur tour ». C'est un parti que le système électoral québécois a très mal traité au cours des deux derniers scrutins. Aujourd'hui encore, même s'il représente 18 % de l'électorat, il n'obtient pas la considération officielle qu'il mérite. Chaque fois qu'un parti légitime est brimé dans ses droits, la démocratie court le risque d'un débordement vers le simplisme ou la violence.

- Quand mes notes disent, de façon laconique, « Lévesque-Kierans », je réfère à un souvenir personnel que je pouvais raconter à haute voix sans avoir à l'écrire. Aucun lecteur, ni au Québec ni ailleurs, ne pouvait lire dans mes pensées! J'agissais comme modérateur lors d'un débat entre René Lévesque, alors chef du Parti québécois, et Éric Kierans, qui avait été avec lui ministre du cabinet libéral de Jean Lesage au temps de la révolution tranquille. Lévesque dénonçait vertement les conglomérats qu'il accusait de tous les maux. Kierans, plus familier avec le monde de la finance, avait répliqué que le problème est plutôt celui de la responsabilité limitée que celui de la taille de l'entreprise. Un lecteur français, qui a constamment sous les yeux le SARL de son pays, substituera aisément ce sigle au LTÉE que connaissent les Québécois. Dans les deux cas, le recours aux personnes dites morales accroît la distance entre le geste et l'imputabilité.

- Quant à Réal Caouette, le public français trouvera peut-être un point de comparaison acceptable en songeant à son Poujade. Caouette, politicien qui défendait avec ardeur et humour la théorie économique du crédit social élaborée par le major Douglas, connut un grand succès au Québec. À l'occasion, il fit élire assez de députés pour rendre prudents les gouvernements minoritaires. Il côtoyait la démagogie, mais n'était jamais haineux. Sa force fut d'utiliser la télévision naissante pour répandre son idéologie; ses fidèles, après avoir reçu le « message » télévisé, s'en faisaient les fervents missionnaires. Ils assimilaient d'autant mieux la doctrine qu'ils l'expliquaient aussitôt après sur le parvis de l'église. Les gourous californiens de la communication auraient vu là le parfait « two-step flow », autrement dit la cascade suprêmement efficace.

Précisions succinctes, bien sûr, et que j'aurais dû fournir dès le premier jet. Elles confirment que chaque culture recourt à des références que la voisine juge opaques. Aux journalistes de se surveiller; aux lecteurs de la diaspora de consentir leur bout de route.

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Cela n'indique cependant pas comment doser dans mes billets les ingrédients internationaux et ceux que me propose l'actualité québécoise ou canadienne. Je ne crois pas succomber à l'ethnocentrisme quand je commente l'élection par les Canadiens d'un gouvernement minoritaire pour la première fois en un quart de siècle. Le Parti libéral du Canada règne depuis si longtemps à la manière d'un parti unique que le virage méritait les réflecteurs. De même, il faut recourir aux grandes orgues quand le gouvernement québécois de Jean Charest, prétentieux apprenti-sorcier, sape les bases économiques et sociales du Québec moderne. Ce n'est d'ailleurs pas mon choix de sujets que contestent mes correspondants étrangers, mais mon impuissance à traiter de façon « universelle » les thèmes d'origine régionale ou nationale.

D'accord pour faire amende honorable, j'espère néanmoins bénéficier d'une double empathie. Celle de mes concitoyens québécois et celle de mes interlocuteurs étrangers.

Au Québec, nous souffrons encore, malgré une meilleure aération, d'un manque d'oxygène en matière d'information internationale. Notre société s'est longtemps refermée sur elle-même. Plus par crainte que par xénophobie. Une certaine faune médiatique persiste d'ailleurs à ausculter quotidiennement le dernier fait divers, la surenchère des grossièretés télévisées ou les querelles de clocher en forme de fusions-défusions-refusions municipales. Décrire ces taupinières sur Internet serait parfaitement ridicule. D'où ma propension, pour que cet éventuel pays qu'est le Québec s'habitue à des perspectives plus larges, à observer la planète plus que le patelin. Je souhaite que notre collectivité accepte ce dépaysement et qu'elle y trouve son compte. À moi, par contre, d'accorder à l'éventuelle privatisation de l'eau l'importance que la décision mérite, mais en multipliant les liens avec les mésaventures britanniques ou les ambitions de la Lyonnaise des eaux pour que tous les publics y trouvent un début d' « universalité ».

L'autre empathie, je la demande et je l'espère de ceux et celles qui, depuis des horizons lointains, me font l'honneur de me lire. Oui, je le répète, l'universel doit rendre l'analyse partout intelligible. Je m'y efforcerai. Je souhaiterais cependant que l'on vienne à ma rencontre. L'indispensable universel, il faudra le construire à quatre mains, à deux ou à cinq cultures. Les États-Unis et l'Europe demandent d'ailleurs à tous les publics cet effort d'acculturation et de décodage. L'essayiste hexagonal présume, par exemple, que, de ce côté-ci de l'Atlantique, nous apprivoiserons par nous-mêmes l'espace Schengen, la République de Weimar, la Monarchie de juillet, la CGT, les états d'âme de Bernard Tapie, le boulangisme, l'affaire Dreyfus, l'évolution de la Côte d'Ivoire ou les ambitions de Nicolas Sarkozy... Pouvons-nous espérer un début de réciproque?

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Le second courriel cité dans le précédent Dixit montre quels fruits peut donner un dialogue exigeant et ouvert. Y aurait-il, me demande-t-on, des similitudes entre la déliquescence du Parti Démocrate étatsunien et celle que subit le Parti Socialiste français? À quoi un Québécois est tenté de répondre, pour élargir encore le questionnement, que la déliquescence - la même ou une autre - affecte aussi le Parti québécois. Peut-être un Britannique engloberait-il les travaillistes de Tony Blair dans ce verdict désabusé... L'ouverture d'esprit de mon interlocuteur ajoute, mieux que je n'aurais su le faire, la dimension universelle dont il est question.

Du coup la table est mise pour observer et analyser ce qui, mon correspondant a raison de le souligner, semble une tendance si lourde qu'elle en ébranle l'hémisphère nord. Mais il faudrait aussi observer, pour faire bonne mesure, que l'Amérique du Sud a avancé récemment plusieurs de ses pièces sur le flanc gauche de l'échiquier.

Réponse hésitante à mon interlocuteur : oui, les pays qui préconisent le plus ardemment le néolibéralisme parviennent souvent à discréditer les projets sociaux qui le contredisent. En brandissant le drapeau du pragmatisme et de l'objectivité, on impose la suprématie des possédants. En misant tout sur la sécurité, on fragilise la présomption d'innocence et le droit à la dissidence. Sur ce terrain, Chirac, Bush, Blair, Paul Martin (Canada) et Charest (Québec) mènent le même combat. En face d'eux, Lula, Chavez...

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Ensemble, à l'écoute les uns des autres, nous apprendrons de nos parentés et de nos dissemblances. Merci de m'avoir rappelé à l'ordre.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041122.html

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