Dixit Laurent Laplante, édition du 11 novembre 2004

Un combat à reprendre

Une ville irakienne se vide de sa population, mais elle n'échappe pas pour autant à l'assaut anglo-étatsunien qui vise son extinction. Bombardements aériens, pilonnages d'artillerie, recours massifs aux blindés, tout témoigne d'une volonté farouche de destruction et d'intimidation. Pourtant, la confusion des esprits frappe plus que tout le reste. Nul ne sait plus, le GI moins que quiconque, l'objectif poursuivi par les envahisseurs; implanter la démocratie de cette façon dépasse l'entendement. Nul ne se souvient des débuts illégaux de cette intrusion. Tout au plus connaît-on l'échéance : les occupants doivent avoir généralisé le vide et le calme de la mort à temps pour les élections de janvier 2005. Kofi Annan a donc raison, n'en déplaise au coléreux Tony Blair, de réaffirmer le lien entre Falloujah et le scrutin. Il faut donc rappeler à George W. Bush et à Tony Blair que l'ONU a le droit et le devoir de dire aux délinquants que l'hégémonie de la force n'a rien à voir avec la paix mondiale. Écraser Falloujah est une honte.

--------

Tony Blair semble avoir oublié ou n'avoir jamais appris l'histoire britannique. Il ne sait visiblement pas ce que défendait Churchill. Londres, mère de tous les parlements, devrait, en tout cas, savoir mieux que quiconque à quel point un scrutin dépend des conditions éducatives, sociales et économiques et comment la démocratie émerge des bourgs pourris. Plus encore que les conservateurs et les libéraux, les partisans de Tony Blair appartiennent, en effet, à un horizon politique où les notions de démocratie, de liberté, d'équité allument en temps normal des lumières dans les yeux. Comment le travailliste anglais traditionnel, qui croyait élire son semblable en choisissant Tony Blair, peut-il songer à faire voter une population qui ne jouit ni d'une liberté minimale ni d'une cohésion politique? Pas plus que les Palestiniens ne peuvent, tant que l'occupant israélien contrôle tout, choisir librement le successeur d'Arafat, les Irakiens ne peuvent se doter d'un leader crédible tant que s'incruste une armée d'occupation. Cela saute aux yeux de tous ceux qui n'ont pas désappris à voir.

Tony Blair et ses comparses piquent pourtant une colère noire en recevant la mise en garde de Kofi Annan. Comme si le secrétaire général de l'ONU disait des sottises en pressant Britanniques et Étatsuniens de calmer le jeu s'ils veulent un scrutin crédible. À Londres, c'est à qui décèlerait les brouillards les plus opaques dans l'avertissement servi par Kofi Annan. De quoi se mêle-t-il celui-là? Ne serait-il pas plus cohérent s'il plaçait un plus grand nombre de pays sous commandement anglo-étatsunien et contribuait davantage à l'écrasement des « terroristes »? Aux yeux de Tony Blair et de ses trop fidèles thuriféraires, Kofi Annan sombre dans la pire contradiction : il réclame la victoire en refusant d'y contribuer.

--------

L'amnésie vient ainsi à la rescousse de l'entêtement et du mensonge. Amnésie de Bush et de Blair, mais aussi celle de l'opinion mondiale.

Car l'ONU n'a pas varié sur ses positions. Elle a refusé son aval à une invasion injustifiée. Elle a endossé jusqu'à la fin les inspecteurs chargés de surveiller le désarmement de l'Irak. Elle n'a jamais vu de lien entre Saddam Hussein et septembre 2001. Elle n'en finit plus de rappeler à l'armée d'occupation l'existence de conventions internationales à propos de la torture, du meurtre, des détentions illégales, des massacres de civils. Elle réclame la décence pendant que descendent les bombes et frappent les missiles. Quel reproche lui adresser?

Pendant ce temps, Londres et Washington renouvellent à un rythme infernal leur stock de mensonges. Tony Blair ne se souvient plus d'avoir « vu, de ses yeux vu » les armes irakiennes de destruction massive. On a capturé (ou acheté) Saddam Hussein, mais on prend soin de ne pas lui accorder un procès public. On prétend ne pas comptabiliser les morts irakiennes. On traîne devant la justice militaire les tortionnaires, mais pas ceux qui leur ont donné instruction de vider les consciences à n'importe quel prix. On embauche à prix d'or des mercenaires qui ne rendent de compte qu'à leurs banquiers. On recourt à des armes qui laissent des traces indélébiles non seulement sur les populations irakiennes, mais aussi chez les soldats britanniques et étatsuniens. On traite en chef de l'État afghan celui qui, tout au plus, contrôle Kaboul et on accrédite comme premier ministre irakien un fantoche qui cautionne aveuglément les décisions des occupants.

Comparaison révélatrice, on le voit. Plus le temps passe, plus il s'avère qu'un camp a recouru et recourt encore à la fausse représentation, tandis que l'autre s'en tenait et s'en tient à la vérité et aux règles du droit international. Plus s'approche l'heure théoriquement fixée pour les élections irakiennes, plus la voix de l'ONU persiste dans son bon sens : pas de scrutin fiable quand tombent les bombes et que se terrent les citoyens. Le dépit de Tony Blair, serait-ce celui du cynique « bricoleur d'élections » pour qui un succès électoral ne s'évalue pas à l'odeur? Serait-ce celui du politicien qui entend s'extraire au plus tôt du marécage irakien et qui veut que son départ survienne dès la fin de janvier?

--------

Chose certaine, Il faudra, encore et encore, opposer l'entêtement et la transparence au mensonge et à l'impérialisme. Dans son ardeur à ne jamais quitter le char de George W. Bush, Tony Blair fait de son pays un servile subalterne de la Maison-Blanche républicaine. Alors que l'histoire britannique, ainsi que Robert Fisk le souligne fréquemment, garde le souvenir des erreurs commises au Proche-Orient par la Grande-Bretagne et incite les troupes de Sa Majesté à ne plus imiter l'armée des Indes, voilà que l'état-major étatsunien, trop fringant pour son bien et englué dans son culte du muscle, demande aux Tommies de venir le dépanner. Le pire, c'est que Tony Blair, au lieu de récompenser ses soldats de leur (relative) pondération, les soumet aux ordres des matamores. Ils quittent une région où ils étaient presque acceptés pour plonger dans l'enfer attisé par l'irresponsabilité et la morgue.

Dans les circonstances, il est crucial et urgent que Kofi Annan ne demeure pas seul à pointer l'index vers une vérité patente : aucune démocratie n'existe sans liberté, aucun scrutin n'est crédible sans possibilité de choix, aucun « collaborateur » ne mérite le respect s'il écoute l'occupant plutôt que son peuple. D'urgence, il faut échapper aux soporifiques désengagements que suggère le camp de John Kerry. Puisqu'est disparu le danger de la défaite électorale, pourra-t-on enfin dire, à la face des États-Unis et du monde, que rien - non, rien - ne justifie Falloujah? Y contribuer ne fait qu'allonger la liste des crimes commis.

On savait déjà à quoi s'en tenir au sujet de Bush. Quand ni Blair ni Kerry n'endossent les principes et les évidences que répète l'ONU, les motifs de frustration de colère se multiplient. Cela signifie que la construction d'un autre monde doit recommencer. À partir du sol.

______

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041111.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2004 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.