Dixit Laurent Laplante, édition du 4 novembre 2004

Paraît-il qu'ils étaient prêts...

Il faut savoir gré à la ministre qui pilote le projet de loi créant une Agence vouée aux « partenariats privé-public » (PPP) de confesser honnêtement les lacunes du texte présenté. En revanche, on doit s'étonner, pour user d'un euphémisme, que le gouvernement libéral de Jean Charest en soit encore au stade de l'approximation à propos d'une pièce maîtresse de sa philosophie. Non seulement on ne sait plus ce que recherche le gouvernement libéral en idéalisant la formule des PPP, mais on ignore tout des précautions qui empêcheront cette formule de multiplier les effets pervers. Pas d'objectif précis et avoué, pas de contrepoids rassurants, cela, d'entrée de jeu, fait baigner le projet dans un flou bien peu artistique. Lors de la campagne électorale du printemps 2003, le Parti libéral se prétendait pourtant fin prêt.

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La ministre Jérôme-Forget, désireuse de distinguer entre le recours aux PPP et la privatisation, en est venue à une affirmation aussi équivoque que la première mouture de son projet de loi. Non seulement les PPP ne seraient pas, dit-elle, une privatisation déguisée, mais, au contraire, ils protégeraient de la privatisation les acquis sociaux et publics du Québec. La précision séduirait si elle n'était ni trompeuse ni ridicule. De la part d'un Parti libéral qui a déjà eu en la personne de Pierre Fortier un ministre délégué à la Privatisation et dont l'engouement pour le capitalisme militant n'a jamais flanché, l'idée même d'une résistance au rétrécissement de l'État fait figure d'hérésie drolatique. On ne soupçonnera donc pas la ministre Jérôme-Forget d'être en campagne contre la privatisation! Certes, la ministre a raison de rappeler qu'un PPP réserve encore une place aux pouvoirs publics, tandis que la privatisation tranche carrément tout lien avec l'État. Cela dit, les PPP peuvent être, si on s'entête à les multiplier sans balises fiables et visibles, le cheval de Troie d'une privatisation débridée. À moins que les clarifications promises lèvent les inquiétudes, le recours aux PPP peut même constituer la forme la plus hypocrite de désengagement de l'État.

Il n'était pas nécessaire, en effet, de battre du tambour pour que naissent et prolifèrent les initiatives communes à l'État et à l'entreprise privée. Qu'il s'agisse de Télé-Québec, de Domtar ou de Rexfor, preuve est faite que les investisseurs de toute provenance savent déjà dialoguer et concocter des projets communs. D'où la question : si les PPP existent déjà, pourquoi en célébrer tout à coup les vertus? D'où une question plus précise encore : que veut-on changer à ce qui existe?

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Plus que les partenariats eux-mêmes, c'est l'Agence destinée à « animer » les PPP qui pose problème. Elle aurait mission, semble-t-il, d'étudier les projets de PPP et de recommander au pouvoir politique la mise en marche des complicités souhaitables. La ministre Jérôme-Forget insiste d'ailleurs sur le fait que l'éventuelle Agence se bornera à formuler des recommandations et que les élus conserveront la responsabilité du dernier mot. Rien de complètement rassurant là-dedans.

De la part d'un gouvernement qui n'a jamais témoigné la moindre admiration pour les conseils consultatifs et auquel on prête d'ailleurs l'intention d'abolir une kyrielle de ces organismes, l'idée d'un organisme conseil scrutant les collaborations névralgiques entre l'État et l'entreprise privée a de quoi étonner. À n'en pas douter, il s'agit d'une avancée pour le néolibéralisme et d'un recul pour la responsabilité publique. Ce qui relevait de l'État fera désormais l'objet d'analyses bipartites. Ce que le néolibéralisme proposait grâce à ses groupes de pression et à ses démarcheurs pourra désormais se rapprocher des centres vitaux de l'appareil étatique. Peut-être même que se créeront d'étroites et discrètes relations entre l'Agence et les élus. De deux choses l'une, en effet : ou bien l'Agence fera double emploi avec l'Institut qui vante les PPP au palier théorique, ou bien l'Agence interviendra plus que l'Institut dans les incarnations concrètes de l'idéologie. Voilà certes un point à clarifier : de quels pouvoirs l'Agence sera-t-elle dotée?

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Tout ne sera pourtant pas réglé par les textes ni d'ailleurs par les structures. Le choix des membres de l'Agence peut lui aussi infléchir le rôle de l'éventuel organisme. À cet égard, les coutumes tribales des plus récents gouvernements québécois sont source d'inquiétude. Sur ce terrain, les gens que le Parti québécois a choisi systématiquement parmi ses sympathisants et ceux que le premier ministre Charest tire aujourd'hui du sérail libéral constituent d'excellentes illustrations de ce qu'il ne faut pas faire. De toute évidence, les recommandations adressées au pouvoir politique doivent provenir de personnes libres, indépendantes et même rebelles à la manipulation. D'avance, en effet, on peut prévoir que les démarcheurs seront à l'oeuvre pour inciter l'État à conclure des PPP avec tel et tel secteur d'activités. D'avance, on peut aussi redouter l'inverse, c'est-à-dire que des élus puissent faire pression sur l'Agence pour lui « inspirer » les conseils que le pouvoir exécutif aimerait entendre. S'il fallait que l'Agence imite le style ni chair ni poisson de la Régie de l'énergie à propos du Suroît, l'État aura bientôt à partager avec le secteur privé les profits de la Société des alcools ou ceux de la Régie des loteries et courses. Là aussi, des clarifications et des garanties s'imposent. Dans les textes, mais aussi dans la sélection des éventuels « conseillers »

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D'urgence, l'éthique doit donc imposer ses exigences aux rédacteurs du projet de loi. De différentes manières. Dans le respect des droits acquis au fil des ans par les plus vulnérables, mais aussi dans la manière de calculer les retombées économiques des PPP. Sur le premier front, les interventions éclairées et préventives de la Protectrice du citoyen peuvent servir de boussole : l'appui donné aux PPP ne doit pas laisser sans protection ceux dont le lien avec le gouvernement sera rompu ou affaibli.

Il y a plus. Il se peut, en effet, selon le mode de calcul choisi, que l'État tire avantage des PPP alors que la société y perd. En matière de soins de santé, les États-Unis réussissent ce tragique tour de force : en laissant sans sécurité des millions de personne, on réduit les dépenses imputables au budget public, mais on gonfle du même coup les dépenses imposées aux individus. Budget gouvernemental gagnant, société déficitaire. Jusqu'à maintenant, tout indique que les calculs servant à glorifier les PPP ignorent et même occultent les frais transférés au public. On affirme que tel hôpital placé sous gestion partagée a réduit les dépenses publiques de 10 ou de 20 %, mais aucune garantie quant aux valeurs qui font le mérite du service public : accessibilité, équité, compassion, écoute des plaintes, transparence.

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Le fardeau de la preuve repose sur les épaules du gouvernement Charest. Avec arrogance, il s'est dit apte à modifier pour le mieux la gestion des services publics québécois. Sur cette lancée, il a fait du partenariat entre le secteur public et l'entreprise privée l'équivalent d'une idéologie. Rattrapé par la réalité, il a changé de ton, ce qui est à son honneur. Il lui reste à démontrer par des textes législatifs nuancés et crédibles que les PPP ne sont pas une astuce conduisant à un effritement des valeurs humaines et démocratiques et renforçant le néolibéralisme sauvage.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041104.html

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