Dixit Laurent Laplante, édition du 1er novembre 2004

Quand nécessité fait loi

L'un des plus récents jugements de la Cour suprême du Canada m'étonne grandement. Peut-être même suis-je scandalisé et inquiet. Comme j'ignore tout des subtilités du droit, je ne retiens que ceci de cet arrêt : le gouvernement de Terre-Neuve avait raison, il y a quinze ans, de se conduire de façon discriminatoire et d'aller à l'encontre de ses propres lois. La justification? Terre-Neuve faisait face à une situation financière désastreuse. Qu'une telle décision soit rendue après un délai de quinze ans est, à mes yeux, un motif supplémentaire de malaise.

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Le gouvernement de Terre-Neuve ne fut certes pas le seul ni le premier dans l'histoire à renier ses engagements et à effacer sa signature. L'histoire du Québec garde encore les traces de la conscription imposée à l'ensemble du Canada malgré une promesse solennelle garantissant que cela n'aurait pas lieu. Le gouvernement du Parti québécois n'a pas démontré de plus vifs scrupules ni une meilleure mémoire quand il a décrété une baisse brutale des salaires dans la fonction publique. Les gouvernements font la part belle aux politiciens les plus hâbleurs et ceux-ci font la part petite à la parole donnée. Comme aurait dit l'un des plus retors des hommes politiques canadiens, Israël Tarte : « J'ai seulement une parole, c'est pour cela que je la reprends dès que possible. » Peut-être apocryphe, la phrase correspond bien à certaines réalités.

S'insérant dans le défilé des gouvernements contraints de réviser leurs engagements à la baisse, Terre-Neuve procéda à des mises à pied et à des coupures draconiennes dans le budget public, mais il décida surtout que sa loi établissant enfin l'équité salariale ne s'appliquait plus. C'était traiter différemment les hommes et les femmes de la fonction publique. Les sommes dues à ce chapitre ne furent jamais versées. Cette volte-face, la Cour suprême la juge discriminatoire, mais elle l'accepte. Elle l'accepte même à l'unanimité : 9-0.

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Une telle déférence à l'égard du pouvoir exécutif déroutera ceux qui prétendent que ce pays subit, depuis le demi-rapatriement de sa constitution, le règne de la magistrature. Le tribunal canadien, loin de rappeler que « nul n'est au-dessus de la loi », autorise, en effet, le pouvoir exécutif à ignorer sa propre loi et à « faire de nécessité vertu ». On imagine sans peine ce que de telles arguties ont de réconfortant pour les gouvernements imprévoyants. Puisqu'il est devenu acceptable d'invoquer le manque de ressources pour effacer les lois de façon rétroactive, la moindre crisette économique verra se multiplier les reniements, les corrections de trajectoires, les bris d'engagements. Et la Cour suprême aura alors à se comporter comme une spécialiste de l'économie distinguant savamment entre les vraies récessions et les inquiétudes injustifiées. C'est à cet illogisme que la Cour suprême se condamne elle-même : en faisant de l'incapacité de payer un motif acceptable de désengagement, elle s'engage elle-même à examiner la gravité des crises.

Le jugement intervient, d'autre part, en situation équivoque. Aux deux principaux paliers de gouvernement, l'équité salariale pose problème. Systématiquement discriminatoire pendant des décennies, la fonction publique, au Canada comme au Québec, a péniblement obtenu par voie judiciaire que son personnel féminin soit traitée selon les mêmes barêmes que les effectifs masculins. Depuis lors, les gouvernements se traînent les pieds et affirment ne pouvoir absorber d'un seul coup les énormes arriérés. Les propositions du gouvernement québécois en vue de la prochaine convention collective de sa fonction publique laissent même l'impression que les sommes dues au chapitre de l'équité salariale seront déduites des hausses salariales. Doit-on maintenant s'attendre à ce que la Cour suprême dispense les gouvernements d'appliquer les décisions judiciaires portant sur l'équité salariale? L'exécutif aurait alors la bride sur le cou : il pourrait aller à l'encontre de la loi et échapper aussi aux décisions judiciaires.

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Tout en reconnaissant mon incompétence insondable en matière de droit, je m'étonne de ce que la discrimination reçoive l'aval de la Cour suprême. Tout en reconnaissant que le gouvernement de Terre-Neuve devait comprimer brutalement ses dépenses, n'était-il pas infiniment désirable que les mêmes sacrifices soient demandés aux deux sexes? Peut-être me dira-t-on que la Cour suprême n'avait pas à refaire le budget de la province et qu'elle devait simplement invalider ou bénir l'orientation choisie par le gouvernement. Il se peut. Toutefois, même dans cette hypothèse, le tribunal aurait pu insister davantage sur l'indécence du choix privilégié.

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Un mot encore. Qu'une décision judiciaire chemine pendant quinze ans avant d'accéder aux manchettes des médias, voilà qui en dit long sur les maux qui affligent le monde de la justice. En quinze ans, le contexte a changé, les acteurs politiques ont cédé l'avant-scène à leurs successeurs, la perception que pouvait entretenir le public au sujet de la crise économique ne fait même plus partie des souvenirs. Autant dire que plus personne ne peut sentir la justesse du raisonnement de la Cour suprême. Pourtant, il incombe à la justice de correspondre d'aussi près que possible à un certain bon sens populaire, à un seuil de tolérance défini par la société à tel stade de son évolution. Un jugement rendu avec un tel retard n'est tout simplement pas « saisissable » par l'opinion publique. Pire encore, il contribue à accroître le sentiment d'aliénation des citoyens face à leur système de justice.

La Cour suprême n'est certes pas seule responsable de ce retard inadmissible. Elle est cependant l'un des rares agents sociaux qui puissent remédier au problème.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041101.html

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