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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 18 octobre 2004

Les élus nous condamnent-ils au froid?

Auteur marqué à droite et pourtant magnifié par Gaston Miron, Patrice de la Tour du Pin n'a rien du politologue patenté. Dans le désert culturel, social et communautaire auquel nous condamne la classe politique d'aujourd'hui, son verdict intervient quand même comme un repère irremplaçable :

Tous les pays qui n'ont plus de légendes
Seront condamnés à mourir de froid.

Tout réduire à un équilibre comptable ne garantit, en effet, ni la survie ni une quiétude temporaire ni, bien sûr, un sentiment d'exaltante utilité. Surplus budgétaires et sommets astucieusement bricolés ne nourriront pas les âmes ni même tous les corps. Ils ne motiveront les humains que s'ils coïncident avec des légendes généreuses et stimulantes. Même les choix concrets les plus sensés ne produiront leurs fruits que si les humains peuvent vivre leur quotidien sous l'impulsion de valeurs plus grandes qu'eux. Je doute que Paul Martin, Jean Charest ou Bernard Landry apprécient à son mérite la force des légendes. En revanche, quelque chose dans le discours de John Kerry a enfin fait surface qui permet d'espérer pour le peuple étatsunien une ouverture à autre chose que la victoire militaire. Espoir bien ténu, mais espoir.

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Je ne partage pas le mépris du grand nombre pour la politique. Malgré la démagogie qui condamne toute la classe politique pour corruption, aveuglement et carriérisme, la grande majorité de celles et ceux qui choisissent ce métier le font par générosité. Par contre, combien d'entre eux oublient en un clin d'oeil leur humilité du début et se redéfinissent magiquement en indispensables professionnels de l'activité politique? Dans nombre de cas, le fanatisme et la myopie se développent d'autant plus aisément qu'aucune culture ne vient ralentir ou bloquer la poussée des certitudes stériles. Au départ, on entend sincèrement se vouer à l'intérêt public; dès le premier succès électoral, on lorgne les postes de prestige. Cela, qui est bien humain, conduit à la docilité à l'égard du parti et incite à faire confiance aux conseillers et stratèges qui ont tôt fait d'étioler la relation entre l'élu et la société. De missionnaire, on devient conquérant. Celles et ceux qui avaient accumulé un minimum de bagage culturel tardent plus que les autres à substituer la carrière au dévouement; ceux qui arrivaient les mains et la tête vides ne soupçonnent même pas que les légendes sont nécessaires et que tout est culture. On reconnaîtra ces derniers à leur connivence spontanée avec la langue de bois et au daltonisme qui leur rend la vérité et le mensonge interchangeables.

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Le Québec, cela devrait se savoir, est présentement en panne de légendes. Le Québec inc. qui claquait comme un étendard a perdu de sa faveur, mais rien ne l'a remplacé. La souveraineté est entrée, une fois de plus, en hibernation, mais plusieurs en déduisent que le projet est enterré. L'équité salariale, la réhabilitation de l'école publique, l'insertion de milliers de personnes dans l'édification communautaire, l'ouverture au monde, l'attachement ostensible à la paix et à la solidarité, tout cela est sous-estimé au motif qu'il s'agit de retombées dont il faut remercier le marché et son néolibéralisme. L'important, ce sera d'empêcher que ces préoccupations nuisent aux équilibres budgétaires. Il ne faut surtout pas que le toujours compressible social et culturel enlève quelque chose de sa vigueur au culte du dividende. On inventera par conséquent des « partenariats privés-publics » pour affliger tous les projets culturels et sociaux d'un boulet à but lucratif. Légendes? Connais pas.

On réussira à organiser un sommet au sujet de problèmes réels, mais à en évacuer les vrais enjeux et surtout les rêves de solidarité sociale. On changera de ton, certes. On modérera le triomphaliste des trompettes embouchées l'an dernier, mais par stratégie plus que par conviction. À coups de statistiques exsangues, on tentera de culpabiliser les générations plus âgées. Elles auraient fait main basse sur plus que leur dû. Sur l'autre front, c'est au nom de la « moyenne canadienne » qu'on refusera de bonifier le programme des prêts-bourses. Tout cela dix-huit mois après avoir promis à chaque segment de l'électorat sa tranche de lune. À aucun moment, le premier ministre Charest n'avouera qu'il doit son élection à une série de promesses irréalistes. Pire encore, à aucun moment, il ne cherchera à justifier moralement le changement de cap. Un cran plus loin, il blâmerait ceux qui l'ont cru.

Pendant ce temps, sur les lignes de côté, les ténors du Parti québécois s'épuisent à répéter qu'il faut moderniser leur formation politique. Selon quelles valeurs et quelles lignes de force? Question sans pertinence. L'ex-ministre François Legault estime que le Parti québécois doit confesser les erreurs commises, mais il concentre l'attention sur les bourdes commises par ses collègues et ne propose rien. Autre ex-ministre, Pauline Marois a eu le courage d'étaler enfin ses ambitions, mais elle aussi applique les freins avant d'en arriver à un pari enthousiasmant. Quant au chef Bernard Landry, qui se targue d'avoir ouvert « la saison des idées », il gère calmement ses certitudes et invoque le devoir de loyauté pour réclamer le silence et la servilité.

Au palier fédéral, le premier ministre Paul Martin n'est parvenu à une certaine modestie qu'après avoir braqué les principaux partis d'opposition. Si jamais cet homme renoue avec la majorité parlementaire, le pays redeviendra un lieu de « coupes à blanc » pour les amis du régime.

Serions-nous en train de mourir de froid?

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C'est du troisième affrontement télévisé entre George Bush et John Kerry que nous arrive, de façon parfaitement inopinée, un timide espoir. Aussi longtemps que les deux aspirants ont exprimé des vues interchangeables sur l'Irak ou les relations avec Israël, la campagne ressemblait à une feuille de pointage sportif : on comparait la force de frappe des deux grands partis. En l'absence de programmes suffisamment différents, on testait les organisations. Une surprise nous attendait : le troisième face à face entre les deux candidats a enfin dégagé le noyau dur des valeurs de chacun. Pour un jeune Étatsunien, le moment rendait un son semblable à celui qu'a fait retentir Kennedy en 1960. Le jeune Québécois, à la même époque, était convié lui aussi à un effort collectif, à la construction d'une société plus équitable.

Ce qui est ainsi mis en mouvement déborde la dimension étroitement économique. Peut-être approchons-nous d'un carrefour où les sociétés et les individus choisiront, comme en 1960, entre le nombrilisme et la solidarité, entre le coup par coup et l'engagement. Même une prospérité comme celle dont bénéficie l'Alberta ne dispense pas d'un projet social et culturel. On peut mourir riche et insignifiant. Une fois qu'on a lourdement et longuement insisté sur les impasses budgétaires, le déséquilibre fiscal et les vertus de l'entreprise privée, c'est tout de même aux valeurs qu'il faut revenir. Sous peine de multiplier les gestes erratiques et déconnectés.

Si Kerry réussit à convaincre l'électorat étatsunien que la foi religieuse d'un élu ne lui confère pas le droit d'imposer ses règles morales à la nation, quelque chose aura changé dans la culture de notre voisin. Tout comme au moment où Kennedy ramenait les chiffres à leur rôle subalterne et invitait les jeunes à se demander ce qu'ils pouvaient faire pour leur pays.

Si l'on conteste à Patrice de la Tour du Pin le droit de réclamer des légendes, qu'on avance un autre vocabulaire. Mais que ce ne soit pas une équation comptable, sinon le froid est garanti.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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