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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 14 octobre 2004

Doutes et nuances

À moins de toujours partager le réel entre le blanc irréprochable et le noir luciférien, il faut bien, de temps à autre, débrancher le « pilote automatique » qui porte à toujours procéder aux mêmes condamnations à propos des mêmes personnes. Il se peut, en effet, rarement c'est évident, que ceux qui nous agacent disent quelque chose d'intelligent, tout comme nos héros peuvent, rarement c'est évident, proférer occasionnellement une sottise de première grandeur. Un livre auquel je reviens périodiquement me dicte une telle prudence : Enquête sur l'auteur de Jean Lacouture. Il y est question de cette propension qui confine à la paresse et qui dispense de vérifier si la vérité se situe toujours dans le même camp. L'actualité invite à quelques moments de doute.

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Sous réserve de ce que peuvent révéler les prochains jours, l'Afghanistan a traversé sa journée électorale dans un calme inattendu. Des surprises nous attendent probablement, mais tout n'a pas été apocalyptique. Bien sûr, ce n'est pas la première fois que l'encre censément indélébile se laisse effacer à la manière des pas que tracent sur le sable les amants désunis. On demeure sceptique devant le recours réitéré à un produit dont la fiabilité n'a jamais été au-dessus de tout soupçon. En des circonstances analogues, on avait découvert, si ma mémoire n'est pas trop poreuse, que le Coca-Cola, décapant qui s'ignore, diluait lui aussi les encres dites indélébiles. Cela dit, des milliers de personnes ont tenu à exercer leur droit de vote et à exprimer leur fierté. Que des boîtes de scrutin disparaissent et que certains électeurs enthousiastes votent trois fois plutôt qu'une, cela ne devrait pas scandaliser un pays où des millions de dollars versés en commandites méprisantes servent à fausser la lecture de l'opinion populaire. Pas plus que nos voisins bardés de technologie n'ont le droit de plisser le nez devant le flou des identifications afghanes, eux qui n'ont pas eu assez de quatre ans pour rendre fiables leurs « machines à voter ».

Je ne déduirais pas de ce résultat encourageant que la démocratie est devenue une marchandise exportable ou qu'un scrutin mené décemment suffise à immerger un pays dans les vertus démocratiques. Je constate simplement qu'une résistance civique semble se manifester dans une population qui a subi bien des jougs, le plus récent étant celui des taliban. Je constate, d'autre part, une différence marquée entre une évolution alimentée par l'ONU et la stagnation observable dans les décors soumis à la seule loi du commerce et aux préférences étatsuniennes. L'ONU, malgré tout, accompagne correctement l'Afghanistan, tandis que l'Arabie saoudite ou le Koweit ont complètement remisé les promesses d'élections de 1990. Belle surprise à laquelle je ne m'attendais pas.

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Même si l'évolutioin afghane ne lui doit pas grand-chose, George W. Bush veut quand même y voir l'endossement de sa politique interventionniste. Il fonderait sa fierté sur un terrain plus solide s'il se tournait vers l'Australie. Voilà, en effet, un pays qui, confronté au même défi que l'Espagne, y a répondu de façon radicalement différente. Comme en Espagne, l'opposition promettait, sitôt au pouvoir, de retirer d'Irak le contingent national. Ce que fit d'ailleurs le nouveau gouvernement espagnol. L'Australie a rendu un tout autre verdict. Non seulement le parti au pouvoir demeure en selle, mais il accroît son emprise sur le parlement. Cette fois, Bush pourra s'enorgueillir de l'appui renouvelé.

Quand un gouvernement obtient ainsi un quatrième mandat consécutif, on doit retenir d'autres explications que la seule conjoncture. Certes, l'économie sourit à l'Australie, mais il est probable qu'autre chose de plus fondamental intervient. Le pays tient la ligne dure face à l'immigration, il s'aligne en fidèle coéquipier dès que Washington et Londres définissent une orientation, il est au moins un associé de ces pays dans le réseau d'espionnage planétaire qu'est Échelon, il s'intègre aux missions de l'ONU aussi fréquemment que le Canada, tout en montrant plus de goût pour les interventions musclées sous commandement étatsunien que pour les rôles de figuration. C'est beaucoup. Tout cela plaît à l'actuel locataire de la Maison-Blanche. Dans ce cas, Bush a le droit de pavoiser.

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Nul ne saurait se réjouir des dramatiques mésaventures du sous-marin Chicoutimi. La mort du marin se révélera même féconde et socialement utile si elle force la population canadienne et sa classe politique à jeter enfin un regard exigeant sur les orientations militaires du pays. Pareil examen est d'autant plus urgent que le discours du trône évoque l'embauche prochaine de quelques milliers de soldats supplémentaires, que le Canada endosse à toutes fins utiles le projet d'un bouclier antimissiles et que les rencontres de Moscou font état d'une lutte commune contre le terrorisme.

Profitons-en pour plagier à propos de l'armée la traditionnelle question anglocanadienne à propos des volontés québécoises : « What does Canada want? » Veut-on affirmer la souveraineté canadienne jusqu'aux limites nordiques du territoire? Veut-on privilégier l'interposition ou l'affrontement? Veut-on acquérir et offrir au monde la compétence qui manque tragiquement aux envahisseurs étatsuniens en matière de gestion des après-guerre? Veut-on jouer dans la cour des grands malgré les carences budgétaires et techniques de notre armée?

Les réponses à ces questions et à nombre d'analogues, on ne saurait les attendre d'un état-major confit dans ses mystères et ses querelles d'école. Ne versons pas dans les querelles qui ont opposé les tenants de la ligne Maginot et l'engouement du général de Gaulle pour les blindés; elles ont coûté cher à la France. Pas question non plus de s'en remettre aux anciens officiers recyclés en conseillers ou aux phalanges d'experts en études stratégiques. Dans ces cénacles, plusieurs peuvent, certes, brandir d'éloquents c.v., mais trop sont, mentalement et professionnellement, juge et partie. C'est à la guerre que ces gens sont formés; la paix les déroute autant qu'une économie d'énergie désarçonne les « bâtisseurs » d'Hydro Québec. En plus, beaucoup ont compris, à la manière des ex-militaires étatsuniens qui émargent au budget des fabricants de missiles, le parti à tirer de la nouvelle donne : ils voient un créneau alléchant dans la danse des milliards qui emporte les budgets guerriers.

Avant de prêter l'oreille aux conseils des guerriers et des théoriciens, c'est à la classe politique qu'il faut s'adresser. À elle de déterminer la philosophie et les objectifs. Ensuite viendront, mais ensuite seulement, les moyens et les achats. Tant que nos élus n'auront pas mené publiquement la réflexion souhaitable et clarifié les valeurs et les intentions canadiennes, le pays demeurera à la merci des démarcheurs, du « dumping » des pays mieux équipés et des bellicistes.

Si la mort d'un marin rapproche le Canada de cette logique, cette mort n'aura pas été vaine.


Laurent Laplante

RÉFÉRENCES :

Recherche : Jean-Pierre Cloutier

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