Dixit Laurent Laplante, édition du 20 septembre 2004

Fédéralisme asymétrique : ni inédit ni assuré

Il faut au premier ministre Jean Charest une insondable myopie pour se proclamer l'inventeur du fédéralisme asymétrique en terre canadienne. Il faut, par contre, au chef de l'opposition péquiste Bernard Landry un dépit de gabarit industriel pour ne pas reconnaître que l'entente négociée par le premier ministre Charest sert assez bien les intérêts immédiats du Québec. Un peu moins d'amnésie convaincrait Jean Charest que le fédéralisme canadien n'en est pas à ses premières asymétries ni à ses premières manifestations d'arbitraire. Un peu moins d'entêtement inciterait Bernard Landry à féliciter son rival ou à ne le critiquer cette fois qu'avec modération.

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On ne fait que rappeler l'évidence si l'on attend du fédéralisme plus de souplesse et de capacité d'écoute que d'un régime unitaire. Par définition, le fédéralisme rassemble des éléments divers qui devraient recevoir le plus possible un traitement conforme à leurs caractéristiques fondamentales. À quoi sert le fédéralisme s'il jette toutes ses composantes dans un carcan rigide? Autant il serait malsain que le fédéralisme privilégie injustement le centre ou l'une de ses parties, autant il agirait contre nature s'il nivelait les différences au lieu de les respecter avec une constante équité.

Il serait donc étonnant, n'en déplaise au triomphalisme de Jean Charest, que le Canada ait longuement attendu - du 1er juillet 1867 au 15 septembre 2004 - avant de se montrer capable ou coupable d'asymétrie. Jean Charest doit pourtant savoir que le Québec perçoit lui-même ses impôts, alors que les autres provinces s'en remettent au pouvoir central. Le premier ministre québécois pourrait également se rappeler qu'un ministre québécois de la Justice, Jérôme Choquette, a fermement, mais vainement, demandé à l'autorité fédérale de corriger une asymétrie dont le Québec et l'Ontario font les frais, celle de la Gendarmerie royale. Dans huit provinces sur dix, en effet, la Gendarmerie fédérale agit comme police provinciale, tandis que le Québec et l'Ontario assument les coûts d'un corps policier particulier sans recevoir compensation. Et les taux ferroviaires du Crow's Nest Pass ou la ligne Borden témoigneraient à leur manière de mesures profitant spécifiquement à certaines régions du pays.

Non seulement l'asymétrie n'a pas attendu Jean Charest pour fleurir, mais l'entente intervenue entre les deux paliers de gouvernement ne respecte ce concept que de façon bien douteuse. Il s'agit d'un accord administratif plutôt que d'une quelconque modification à la constitution. Adaptation cosmétique plus que transformation structurelle. D'ailleurs, ce qu'obtient le Québec devient à toutes fins utiles disponible pour tout le monde. Il suffirait, en outre, que le Parti libéral redevienne majoritaire l'an prochain pour que le premier ministre Paul Martin renoue avec le comportement qu'il affectionnait quand il était ministre des Finances. Ce qu'il a dérobé dans les caisses vouées à la lutte contre le chômage a révélé que l'homme est capable de bien des contorsions. Ce qu'il a cédé sur le front de la santé et des services sociaux, il pourrait, sitôt guérie sa situation de minoritaire, le reprendre ailleurs. Les gouvernements minoritaires sont plus polis que les autres, mais ils n'ont pas, eux non plus, les promesses de la vie éternelle. Paul Martin a patienté une douzaine d'années avant de succéder à Jean Chrétien; il aura peut-être tôt fait d'oublier une semaine difficile.

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L'euphorie dans laquelle se complaît Jean Charest et qu'il entretiendra au moins jusqu'aux prochains sondages ne doit pas faire oublier les facettes désagréables d'une autre asymétrie. L'administration fédérale, en effet, possède aujourd'hui autant qu'hier le pouvoir de dépenser à son gré. Elle ne se prive d'ailleurs pas de pratiquer les asymétries qui lui conviennent.

Quand les raffineries de Montréal perdent du terrain au profit d'investisseurs implantés ailleurs, il y a asymétrie administrative. Quand l'industrie de l'aéronautique se déplace d'une province à l'autre, l'asymétrie joue en faveur de l'une ou de l'autre. Quand la politique monétaire du pays est modulée selon les besoins ontariens et d'après les risques de surchauffe ou de ralentissement rencontrés par la province voisine, une certaine asymétrie produit ses effets. Quand les investissements ferroviaires se sont effectués pendant des décennies au net désavantage du Québec, on peut hésiter entre le terme d'injustice et celui d'asymétrie. Quand l'électorat québécois subit de la part du gouvernement central un matraquage publicitaire destiné à le détourner de certains choix politiques, l'asymétrie prend un visage hideux : certains citoyens choisissent librement leurs élus, tandis que d'autres voient leur liberté de choix limitée par la propagande. Quand le gouvernement central présentait un projet de loi pour empêcher la Caisse de dépôt de se développer, l'asymétrie la plus injuste se manifestait.

Ne concluons donc pas que tout a basculé à l'heure proclamée historique par le premier ministre Jean Charest. Des mesures asymétriques sont apparues à plusieurs reprises dans le ciel politique canadien. Certaines allaient dans le sens d'une souhaitable souplesse, d'autres manifestaient surtout la tendance fédérale à l'arbitraire ou l'efficacité de certains démarcheurs.

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Cela dit, Jean Charest n'a rien cédé des droits québécois. Le chef péquiste pourrait et devrait s'en réjouir. Bernard Landry, placé dans la même conjoncture, aurait défendu les mêmes thèses avec des résultats sensiblement équivalents. Il est mesquin et futile de la part de Bernard Landry de ne pas le reconnaître. C'est par des attitudes comme celle-ci que le chef péquiste, malgré ses états de service, apparaît dépassé. Le premier ministre Charest n'a pas réussi à obtenir les points d'impôt qui sont infiniment préférables à un gain ponctuel, mais Bernard Landry n'aurait pas fait mieux. Il est vrai que Jean Charest pouvait tirer parti de la faiblesse temporaire du gouvernement central, mais rien n'oblige à croire que Bernard Landry aurait pu pousser plus loin l'asymétrie.

L'entente intervenue ne mérite pas qu'on danse de joie. Elle ne mérite pas non plus qu'on la ridiculise. Le premier ministre Martin, qui compte bien retrouver tout à l'heure ses privilèges de gouvernement majoritaire, a consenti à un cadeau, mais il n'a rien sacrifié de ses pouvoirs. C'est assez dire à quel point le fédéralisme canadien accorde préséance au gouvernement central. En effet, même quand le gouvernement fédéral est minoritaire, il parvient à défendre victorieusement son pouvoir de dépenser et son emprise sur les sources de taxation les plus avantageuses. Ce déséquilibre, l'entente dont se targue Jean Charest ne le corrige en rien.

Autre sujet d'inquiétude, l'argent ajouté aux budgets des provinces ne changera pas grand-chose aux services de santé et de services sociaux. La preuve en est faite depuis longtemps, les professionnels de la santé et les conglomérats pharmaceutiques ont développé une remarquable aptitude à hausser leurs exigences pécuniaires dès qu'apparaît la possibilité d'un financement supplémentaire. L'entente s'est élaborée comme si l'argent, de lui-même, se rendrait à destination. Surveillons les interceptions.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040920.html

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