Dixit Laurent Laplante, édition du 30 août 2004

Raccourci ou long chemin? Supputons!

Je sais si peu de choses au sujet de l'islam et des nébuleuses shiite et sunnite que j'hésite toujours à en traiter. Chose certaine, je pontifierais de façon encore plus aventureuse que d'habitude si je prétendais décoder avec assurance et crédibilité l'accord intervenu entre Moqtada Al-Sadr et le grand ayatollah Al-Sistani. J'ai aussi pour m'inciter au silence l'immense foule de ceux et celles qui se rassurent grâce aux réalités familières et en profitent pour oublier les calamités lointaines et les conséquences insoupçonnées de notre consumérisme. Mieux vaut pourtant, à condition de ne pas laisser la supputation tourner au verdict péremptoire, s'interroger patiemment et humblement au sujet de l'incertain. Cela, au moins, préserve la possibilité d'une éventuelle empathie.

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Notons d'abord les flottements de l'information. En peu de jours, Moqtada Al-Sadr a été, paraît-il, blessé, introuvable, fuyard et omniprésent. C'est beaucoup. Le grand ayatollah, pour sa part, n'a guère de difficulté à localiser son interlocuteur. Les blindés américains, qui suffisent à démontrer le déséquilibre des ressources entre résistants irakiens et forces d'occupation, ont été vus tantôt à bonne distance du coeur spirituel de Nadjaf, tantôt à 200 mètres à peine de la symbolique mosquée. Les porte-parole des forces d'occupation ont multiplié les hommages verbaux à l'égard du sanctuaire chiite, alors même que le temple porte le genre de marques que laissent des missiles modernes. Quant à la valse-hésitation de Moqtada Al-Sadr, elle n'a d'égale que l'imprécision probablement voulue des communiqués émanant de l'armée étatsunienne et de son satellite irakien. Bien malin qui aurait pu extraire de ces carambolages de l'information une quelconque probabilité.

Ce qui n'éclaire en rien le contenu des échanges entre le jeune agité Al-Sadr et le sage pontife Al-Sistani, c'est le parcours encore incertain mais vraisemblablement cohérent du grand ayatollah. D'une part, j'hésite à croire qu'un quelconque problème de santé exigeait d'Al-Sistani un long séjour en terre britannique. Pas plus que Jean-Paul II ne renoncerait à un voyage malgré le délabrement de sa carcasse, Al-Sistani ne se serait laissé imposer une absence prolongée par la confrérie médicale au beau milieu d'une crise. Son séjour britannique ressemble non à une cure, mais aux éclipses stratégiques du général de Gaulle en Roumanie en 1968 ou à celles de Pierre Trudeau et de Richard Nixon en des moments agités : ne pas être là dispense de répondre aux questions de l'actualité. N'oublions pas non plus que c'est de Paris que surgissait Khomeiny lors de la naissance de la Révolution islamique. C'est de très loin que Khomeiny invitait les foules à se rassembler. Pourquoi Al-Sistani, porteur de la lumière, n'aurait-il pas la même habileté que les enfants des ténèbres dont parle non pas le coran, mais l'évangile?

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S'il est un tantinet iconoclaste mais permissible de sonder les motifs de l'absence d'Al-Sistani, pourquoi ne pas enchaîner en attribuant au pontife, bien imprudemment, un discours stratégique lors de sa rencontre avec Moqtada Al-Sadr? On aura beau opposer le conservatisme du vieux leader religieux et l'agitation du jeune et inculte héritier d'une tradition tumultueuse, on ne niera pourtant pas que les deux hommes désirent d'un même coeur l'accession des chiites à la gouverne de l'Irak. Le plus jeune, plus porté au martyre qu'au calcul efficace, opte pour l'impensable raccourci; le plus âgé, cultivé, mûri, aguerri, regarde d'un autre oeil les trente années endurées par le chiisme irakien et songe déjà à l'Irak de l'après-Bush. Moqtada Al-Sadr et Al-Sistani ne mesurent pas la patience requise à la même aune, mais ils partagent la même détestation de l'emprise étatsunienne sur leur pays.

Se pourrait-il - je suppute encore! - que les deux hommes, celui de la fébrilité et celui de la patience, se rejoignent discrètement dans une même compréhension de la situation? Se peut-il qu'un courant passe d'un chiite à l'autre et que les deux hommes conviennent de tout mettre en oeuvre pour hisser la majorité chiite aux commandes de l'État? Al-Sistani, pendant son séjour à l'étranger, a-t-il obtenu l'assurance d'un renforcement de la présence chiite dans l'éventuel gouvernement irakien? Fort de cet engagement, a-t-il pu obtenir de Moqtada Al-Sadr qu'il facilite les élections, dans l'espoir commun de parvenir à un Irak enfin respectueux de sa majorité chiite? Si la conversation (à laquelle je n'ai pas assisté!) a fait ressortir chez les deux hommes la fibre proprement chiite, on comprend que les lieux saints de l'Irak soient restitués à leur vocation religieuse et qu'un front commun regroupe désormais les fébriles et les patients.

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S'il en est ainsi, les forces d'occupation n'ont obtenu qu'un sursis. Et encore! Tout conservateur qu'il soit, Al-Sistani n'a pas accédé gratuitement aux voeux des États-Unis et de la Grande-Bretagne. S'il fait une fleur aux troupes anglo-américaines en évitant aux envahisseurs de toucher aux lieux saints du chiisme, concluons qu'il a obtenu en retour certaines garanties. Al-Sistani a publiquement remercié les forces anglo-américaines d'avoir déboulonné le régime qui oppressait les chiites, mais il souhaite toujours, sur un ton modéré, mais ferme, le départ des envahisseurs. On peut penser, sous peine de sous-estimer la lucidité et la patience de ce superbe entêté, qu'il entretient les plus grands espoirs au sujet des éventuelles élections irakiennes.

En face d'Al-Sistani se dressent les apprentis-sorciers étatsuniens dont les horizons ne dépassent pas les semaines à venir. La réélection de George Bush exige que Moqtada Al-Sadr soit neutralisé sans assaut direct contre les lieux saints du chiiisme? Faisons les concessions qu'exige Al-Sistani. Promettons aux chiites un rôle déterminant dans le gouvernement à venir, quitte, selon nos pratiques, à leurrer tout à l'heure ces naïfs du tiers monde. Cynique, mais terriblement vraisemblable, n'est-ce pas?

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Si tel est le raisonnement étatsunien, on sous-estime dangereusement Al-Sistani. Il a réussi déjà une délicate et nécessaire dissociation en pacifiant les lieux saints de Nadjaf. Il a ainsi fait la preuve que l'envahisseur, tant qu'il le pourra, ne heurtera pas de front la mouvance chiite. Au lieu de vivre l'écrasement sanglant qui attendait Moqtada Al-Sadr, le chiisme a droit aujourd'hui à un prudent respect. Si, par malheur, l'occupant trahissait tout à l'heure les promesses qu'il a sans doute prodiguées à Al-Sistani pendant son séjour en Grande-Bretagne, ce n'est plus seulement un tenant du raccourci que les États-Unis devront affronter, mais l'implacable entêtement d'un courant religieux qui a résisté à Saddam Hussein pendant trente ans.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040830.html

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