Dixit Laurent Laplante, édition du 9 août 2004

Inquiétant droit d'asile?

La ministre fédérale de l'Immigration, Judy Sgro, entreprend son règne d'une bien étrange manière. Avant même d'avoir appris de ses fonctionnaires ce qu'elle devrait savoir des moeurs et des politiques canadiennes en matière d'immigration, elle lance un ultimatum aux différentes églises du pays pour qu'elles cessent d'accorder un droit d'asile aux personnes sur lesquelles pèse la menace d'une déportation immédiate. D'après la ministre, le pays doit être protégé contre toute infiltration menaçante et nul n'a le droit de se cacher, où que ce soit, pour échapper aux décisions de l'État. Il y va, valeur suprême, de la sécurité du pays. Vision imprégnée d'inculture, de myopie et de sécheresse de coeur.

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Même s'il se targue de sa généreuse hospitalité, le Canada ne s'est jamais doté d'une politique d'immigration digne de ce nom. Autant sa compréhension est vibrante s'il s'agit d'accorder la citoyenneté à une vedette sportive, autant il se montre intransigeant à l'égard de personnes ou de familles dont la demande d'admission ne satisfait pas aux plus minuscules exigences de la procédurite. Autant ce pays est inventif dans le recrutement d'entrepreneurs, en provenance de Hong Kong ou d'ailleurs, prêts à investir dans l'économie canadienne, autant il sous-estime ou ignore les risques courus par ceux et celles qui fuient un régime brutal. Tout récemment encore, un homosexuel était renvoyé, à ses risques, dans un pays au machisme intolérant, au motif qu'il « ne présentait pas les stéréotypes courants et ne serait donc en butte à aucun mauvais traitement ». Honte à nous.

Les carences canadiennes en matière d'immigration sont d'ailleurs de divers ordres. Si appel il y a, il est d'ordre administratif plutôt que judiciaire. Autant dire que le secret exerce ses sinistres conséquences et que la bureaucratie mord rarement la bureaucratie. Le choix des juges appelés à décider de la vie et de la mort d'aspirants citoyens est également tragiquement arbitraire. Le prince choisit les juges selon des critères aussi peu rassurants que celui de la préférence partisane. Plusieurs des juges ont fait ou font l'objet d'enquêtes pour corruption. Les pressions, plusieurs fois répétées, pour que la sélection des juges soit améliorée sont demeurées vaines. La ministre Sgro prétend que la sécurité passe avant toute chose; qu'elle sache ou apprenne que la sécurité assurée par des moyens indignes ne mérite aucun culte.

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L'histoire, dans ce domaine, témoigne en faveur d'autres valeurs. La suspension des rivalités, le gel momentané des règles implacables de la justice, l'intégration de milliers de détenus à la joie d'un peuple, le pardon immérité et d'autant plus émouvant, autant d'assouplissements qui, de siècle en siècle, ont fait l'honneur de l'humanité. Les Jeux olympiques de la Grèce interrompaient les guerres entre Athènes, Spartes, Thèbes ou Corinthe. Même les jeux du cirque accordaient la vie au gladiateur qui, bien que vaincu, avait bien combattu. Partout dans le monde, le souverain ou le président a pu accorder sa grâce même au pire criminel. À la mort du roi, le dauphin entreprenait souvent son règne en proclamant une amnistie générale. Dans sa sculpture Les Bourgeois de Calais, Rodin rendait hommage à la capacité de pardon du vainqueur. L'humanité ne vit pas seulement de polices d'assurances.

À ces exemples s'ajoute évidemment un droit d'asile dépassant l'arbitraire ou la subjectivité, droit particulièrement revendiqué et exercé par la religion. Montesquieu le note dans ses Lois :

Comme la Divinité est le refuge des malheureux, et qu'il n'y a pas de gens plus malheureux que les criminels, on a été naturellement porté à penser que les temples étaient un asile pour eux; et cette idée parut encore plus naturelle chez les Grecs, où les meurtriers chassés de leur ville et de la présence des humains, semblaient n'avoir plus de maisons que les temples, ni d'autres protecteurs que les dieux.

Évacuer la compassion, la souplesse, le pardon, l'objection de conscience pour faire de la sécurité un rouleau compresseur sans entrailles ni discrétion, ce n'est pas seulement hypertrophier la partie inhumaine de l'humain, c'est aussi inverser le cours de l'histoire. C'est oublier qu'il fut un temps, pas si lointain, où l'on ne bombardait pas les populations civiles, où l'on n'entrait pas à cheval dans les mosquées ou les synagogues, où l'on ne mettait pas le feu à l'église de Grand-Pré, où les hurlements d'enfants charcutés n'étaient pas des dommages collatéraux... Quand George W. Bush, à titre de gouverneur du Texas, se glorifiait de n'avoir jamais commué une condamnation à mort, peut-être oubliait-il qu'il eut lui-même besoin, dans une vie antérieure, d'une providence miséricordieuse. Comment, en effet, devenir un « reborn » sans effacer ou embellir une première existence?

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Faisons place un instant au passé. Passé distant de 2 400 ans dans un cas, passé distant de soixante ans dans l'autre.

Le dramaturge grec Eschyle, il y a plus de vingt siècles, proposa aux Athéniens des pièces de théâtre débouchant sur des changements radicaux de perspectives. Je songe plus précisément à l'une de ses intrigues. Quand le roi Agamemnon revint, après dix ans, de la guerre de Troie, son épouse Clytemnestre avait eu le temps d'installer quelqu'un d'autre dans son lit. Les amants assassinèrent le roi. Oreste, le fils, n'a pas le choix : il doit venger son père. La règle, qu'on l'appelle vendetta, Destin ou Nécessité, ne tolère pas d'exception et les Érinyes, déesses rancunières, punitives, peut-être même sécuritaires (!), talonnent Oreste jusqu'à ce qu'il tue sa mère. Et la roue tourne implacablement : au tour d'Oreste d'être menacé. Eschyle ose alors la question : doit-on laisser la vengeance emporter les humains dans un tourbillon éternel de répression et de mort? Eschyle s'y refuse. Dans sa pièce Les Euménides, Oreste se réfugie dans le temple d'Athéna et obtient de la déesse qu'elle plaide sa cause auprès des Érinyes. Le virage culturel est complet : les vengeresses deviennent des divinités compatissantes et le cycle de mort s'interrompt. Après 2 400 ans, certains voteraient pour les Érinyes.

Autre rappel. En 1943, pendant que la guerre continue à dévaster l'Europe, une partie de la famille royale néerlandaise est réfugiée au Canada. La reine Juliana - à laquelle Ottawa doit ses milliers de tulipes - doit accoucher. Ce n'est pas son premier accouchement, mais celui-ci pose un problème particulier : le bébé, naissant au Canada, aurait la double citoyenneté, ce qui apparaît peu souhaitable dans un curriculum royal. Ingénieuse comme elle sait l'être à l'égard des grands de ce monde, la diplomatie canadienne « soustrait au droit canadien le lieu de la naissance ». En termes concrets, il décrète l'extraterritorialité d'une partie de l'hôpital où naît la petite Margriet, ce qui crée une éphémère enclave néerlandaise à Ottawa. L'accouchement passé, le Canada reprend ses anciennes dimensions...

Pourquoi un réfugié menacé de torture ou de mort dans le pays vers lequel on l'expulse n'aurait-il pas droit au pardon inventé il y a 2 400 ans et à l'ingéniosité mise à contribution il y a soixante ans?

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Il ne s'agit pas ici d'être croyant ou pas, pratiquant ou non. Il suffit d'attendre de l'humanité un minimum de transparence, de justice, de professionnalisme dans la gestion. Pour ma part, face à des églises qui ont trop souvent pactisé avec le pouvoir, je me réjouis quand je découvre en elles le désir de s'aligner avec les plus vulnérables. Quelqu'un pourra peut-être expliquer à la ministre canadienne de l'Immigration que jamais le Canada n'aurait accueilli autant de « boat people » si les paroisses n'avaient pas généreusement parrainé autant de personnes menacées.

Délibérément, j'ai surtout rattaché le droit d'asile à la compassion qu'il offre à des criminels. Dans les cas qui font aujourd'hui la manchette, ce n'est même pas à des criminels qu'on a affaire. C'est assez dire d'où part la ministre Sgro.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040809.html

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