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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 29 juillet 2004

Déboussolé ou asservi? Les deux?

Les premières décisions du nouveau gouvernement canadien incitent presque à espérer son rapide renversement. D'une part, les dépenses militaires occupent le premier plan; d'autre part, le gouvernement Martin renoue avec les équivoques et les lâchetés qui caractérisent le pays en politique internationale. En trente jours, la preuve aura été offerte que le nouveau gouvernement n'a rien retenu du message formulé par l'électorat. Un mois de pouvoir aura également suffi pour que ce gouvernement minoritaire fasse voir quels appuis il recherche. Il faut cependant s'interroger sur ce qui résulterait d'un scrutin brusqué et vérifier si le NPD se fait une juste idée de ce qui lui est demandé.

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Première décision, le Canada, a fait savoir le premier ministre Martin, « s'intéresse » désormais au bouclier antimissiles des États-Unis. Deuxième décision, le Canada achète des hélicoptères qui ne sont certes pas destinés au combat contre les feux de forêt. Un peu masochiste, il se les procure dans un État qui punit par la privation de contrats irakiens les pays qui, comme le Canada, ont refusé de participer à l'invasion de l'Irak. Troisième décision, le Canada, déboussolé ou asservi, s'abstient de voter quand l'assemblée générale des Nations unies s'associe à la cour internationale de La Haye et réclame la démolition du ghetto palestinien que construit Israël. Dans le premier cas, le premier ministre Martin justifie son « intérêt » en affirmant qu'il y va de la sécurité du pays et du renforcement de NORAD; dans le deuxième, le contrat serait régi par les règles usuelles du commerce international et le Canada ne ferait que les appliquer; dans le troisième, le Canada s'entête à faire confiance à un processus politique de négociations inexistant. Début assez peu glorieux.

Décidément, le premier ministre Martin a oublié les reproches qu'il adressait pendant la campagne électorale au Parti conservateur : la servilité à l'égard du bellicisme étatsunien ne constitue pas ou ne constitue plus une exclusivité conservatrice.

Une importante fraction de l'électorat s'est donc exprimé en vain. Au Québec en particulier, mais aussi, à un degré moindre, dans le reste du Canada, d'énormes manifestations ont démontré à quel point la population s'opposait à l'invasion de l'Irak. Deux des partis fédéraux, le Bloc québécois et le NPD, ont vigoureusement plaidé, avant et pendant la campagne électorale, contre la militarisation de l'espace. Même le Parti libéral de Paul Martin tenait il y encore peu de temps un discours pacifique et autonomiste. Tout cela, en trente jours, est liquidé sans débat. Nul n'a d'ailleurs la moindre idée des orientations canadiennes en politique internationale, ni du rôle dévolu aux soldats canadiens, ni de la formation militaire et humaine qui garantirait au Canada que ses soldats ne seront pas impliqués tout à l'heure dans d'ignobles abus aux dépens de prisonniers ou de civils.

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Le premier ministre Martin peut néanmoins agir ainsi sans risque. Qu'il s'agisse du bouclier antimissiles ou d'une participation plus ou moins masquée aux occupations de l'Afghanistan ou de l'Irak, le Parti conservateur se fera un plaisir d'encourager le premier ministre à l'amnésie. À eux deux, le parti gouvernemental et l'opposition officielle résisteraient aisément sur ce terrain à une coalition du Bloc québécois et du NPD. Le code de la route s'applique : « Protégez votre droite! » Chose faite.

Le gouvernement libéral tire également avantage du désenchantement qui a frappé le Parti conservateur en fin de campagne et dont le chef Stephen Harper ne s'est pas encore relevé. Cela revêtira une grande importance si l'un ou l'autre des partis d'opposition exige du gouvernement qu'il dise enfin quelque chose au sujet de l'indéniable déséquilibre fiscal. Si les conservateurs et le Bloc québécois unissaient leurs forces pour réclamer du gouvernement un remède à ce mal structurel, le régime minoritaire de Paul Martin serait à deux doigts de la culbute. On peut parier, toutefois, que Stephen Harper se tiendra loin d'un tel scénario. Il prétendra probablement qu'aucune collaboration n'est pensable avec un parti sécessionniste, mais, en réalité, c'est l'instinct de survie qui l'empêchera de renverser le gouvernement. Advenant un nouveau scrutin à court terme, le Bloc québécois répéterait peut-être ses exploits de la dernière campagne électorale, mais les libéraux reprendraient une partie du terrain perdu aux mains des conservateurs. Les libéraux, qui ont oublié les reproches de l'électorat, ont quelques raisons d'espérer, en revanche, qu'une élection brusquée les rapprocherait d'un statut majoritaire. S'il y a renversement très bientôt, ce ne sera pas du fait des conservateurs. Et ce sera au risque que s'abatte à nouveau sur nous l'affliction d'un régime libéral majoritaire et plus arrogant que jamais.

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À moins que... À moins que le NPD exorcise ses démons anti-sécession et réaffirme d'urgence, avec une vigueur renouvelée, ses principes fondamentaux. L'adversaire, comme au temps où le NPD pourfendait les « corporate welfare bums », ce n'est pas la formation politique québécoise qui proteste avec raison quand le pouvoir central envahit les champs de l'éducation ou des municipalités . C'est plutôt la puissance anonyme et inhumaine de l'argent, telle qu'elle s'incarne avec la même impunité dans les partis libéral et conservateur. Ce que Galbraith dénomme « corporate power » gouverne aujourd'hui les États-Unis par républicains ou démocrates interposés, sans qu'une différence distingue vraiment George Bush et John Kerry, «version allégée » du premier. La politique canadienne distingue encore le versant dit libéral et celui, plus penché vers la droite, des conservateurs, mais pour combien de temps? Sur nombre de points, le fossé entre les deux formations s'est comblé : préséance accordée à la grande industrie, alourdissement des pouvoirs policiers, engouement pour le néolibéralisme sauvage, édulcoration des protocoles environnementaux, fiscalité propice aux prédateurs plus qu'aux démunis et aux vulnérables, alignement servile sur le couple États-Unis-Israël en politique internationale, autant de terrains où les deux partis actuellement dominants défendent des vues presque identiques. En face de cette coalition détachée de l'humain, les deux partis, le Bloc québécois et le NPD, qui proposent le contraire, ne gagneraient-ils pas, n'en déplaise à Jack Layton, à se parler sur un autre ton. Après tout, quels dommages le Bloc québécois peut-il causer au NPD et quels sièges le NPD peut-il ravir au Bloc québécois?

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Ni le parti de Paul Martin ni celui de Stephen Harper ne peuvent donner au Canada une boussole obéissant à une polarisation spécifiquement canadienne. Ni séparément ni ensemble. Coalisés ou opposés, ils ne peuvent que pousser l'économie et les institutions canadiennes vers l'homogénéisation voulue par notre voisin. Le pays que façonnent ces partis ne pense pas par lui-même; il subit passivement et coûteusement les inconvénients de l'isolationnisme étatsunien. Dès lors, les horizons demeurent bouchés si l'avenir ne nous laisse de choix qu'entre un gouvernement minoritaire libéral soutenu par une opposition officielle temporairement déprimée ou un retour en force d'un gouvernement libéral majoritaire.

Si le NPD concentre son tir sur ses véritables adversaires et accepte de n'être pas le seul à dénoncer le « corporate power », l'échiquier peut cependant se modifier de façon heureuse lors du prochain scrutin. C'est aux dépens des libéraux que le NPD peut prospérer. Comme le Parti libéral est déjà en mode électoral et peut provoquer un scrutin dès que les sondages lui seront favorables, le NPD doit oublier son demi-échec de la dernière campagne, mieux identifier ses cibles et tonifier son discours. Le Bloc québécois? C'est l'allié objectif qui protège le flanc québécois.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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