Dixit Laurent Laplante, édition du 26 juillet 2004

À quoi servent les élus?

Des enquêtes menées aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie à propos de l'Irak ou des attentats de 2001, une constante se dégage : les gouvernants ne méritent aucun reproche, car ce sont les services de renseignements qui, dans les trois décors, ont failli à leur mission. Quelque chose change donc pour le pire dans l'échelle des valeurs des politiciens. En effet, autant l'élu se faisait autrefois un point d'honneur d'assumer en totalité le poids des erreurs commises par les subalternes, autant les chefs de gouvernement s'efforcent aujourd'hui d'imputer à d'anonymes exécutants la responsabilité des décisions embarrassantes. Retour au paradis terrestre : « Ce n'est pas moi, c'est le serpent! » Si les élus persistent à jouer les Ponce Pilate, qu'ils ne s'étonnent pas si leur utilité devient moins évidente.

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Liquidons d'abord une erreur de perspective ou, si l'on préfère, de vocabulaire. Les bulletins d'information parlent, dans le cas des États-Unis, du rapport préparé par une commission « indépendante ». Cela dénature la réalité. En fait, la commission est si peu indépendante qu'elle est bipartite. Qu'elle procède d'une entente entre les deux partis ne supprime en rien son lien avec la classe politique, bien au contraire. Formée à parts égales de républicains et de démocrates, elle n'est ni neutre, ni objective, ni sereine face à l'hypothèse d'une responsabilité politique dans la défaite subie aux mains du terrorisme. N'acceptons pas non plus qu'on qualifie le rapport de « final ». Il se peut que les auteurs du rapport se bercent de cette illusion, mais demandons-leur, pour que l'humilité leur revienne, si la mort du président Kennedy, quarante ans après les faits, a fait l'objet d'un rapport « final ».

La Grande-Bretagne aimerait, elle aussi, convaincre l'opinion de la fiabilité des deux enquêtes déjà complétées au sujet de l'invasion de l'Irak. Dans les deux cas, il s'agit d'examens menés par des gens trop liés au pouvoir politique pour en parler librement.

L'élémentaire prudence exigerait un vocabulaire moins triomphant. Peut-être les blâmes assenés aux services de renseignements des pays qui ont envahi l'Irak sont-ils mérités, mais aucune enquête crédible n'a encore vraiment innocenté les élus de ces pays.

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La désinformation, en revanche, a si bien atteint ses objectifs qu'on ne sait plus comment répartir les responsabilités. Tout nous est décrit comme si l'appréciation formulée par les services de renseignements devait conduire irrévocablement et directement à la guerre ou, en l'occurrence, à une invasion sans déclaration de guerre. De fins limiers auraient apporté la preuve d'un assaut imminent et les élus n'auraient eu d'autre choix que de s'incliner. Ce serait réduire le rôle politique à peu de choses.

Chacun sait qu'il n'en va pas ainsi. Efficaces ou pas, les services de renseignements transmettent leurs trouvailles et leurs hypothèses aux gouvernants, formulent leurs recommandations si on les leur demande et ils agissent selon les décisions ensuite arrêtées par le pouvoir politique. Une armée ne déclare pas la guerre; elle s'y investit sur ordre politique. Un fossé, qu'on espère large et profond, sépare le dossier technique du déclenchement de l'apocalypse. Or, les diverses enquêtes laissent entendre que les élus s'en sont remis aveuglément aux spécialistes du renseignement.

Cela n'est ni vrai ni souhaitable. À Washington comme à Londres, à Rome et à Madrid comme à Canberra, les gouvernants ont adopté un ton péremptoire et hautement « personnalisé » : on avait vu, de ses yeux vu, des preuves concluantes. Le vice-président Cheney en fait encore des cauchemars! D'après ce qu'on nous demande d'avaler, les généraux et les espions auraient été soumis à d'exigeants interrogatoires et offert de convaincantes démonstrations. Bush, Blair et consorts ne se vantaient pas d'avoir cru, mais d'avoir vu. Puisque l'arsenal irakien s'est révélé désuet et limité, une alternative s'impose désormais à l'opinion : ou les services de renseignements ont falsifié les documents pour tromper les élus et provoquer l'invasion, ou les élus n'ont pas vu ce qu'ils prétendent avoir vu. Il ne s'agit pas de savoir si les services secrets ont été coupables de myopie, mais s'ils ont été malhonnêtes au point d'inventer des preuves. Et il s'agit de savoir si les élus des pays envahisseurs ont été incompétents en interprétant les documents ou malhonnêtes en se créant des visions.

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J'ai fusionné délibérément deux dossiers : les attentats de 2001 et l'invasion de l'Irak. Non que Saddam Hussein soit impliqué dans le détournement meurtrier des avions de ligne, mais parce que les enquêtes menées à propos des deux tragédies - attentat et invasion - brouillent de même façon la ligne de démarcation entre la responsabilité politique et celle des professionnels du renseignement. Dans le cas de septembre 2001, les enquêtes insistent lourdement sur la myopie des services secrets, mais oublient que la Maison-Blanche préparait déjà l'invasion de l'Irak et ne s'intéressait guère au terrorisme. On accuse l'un de n'avoir pas parlé clairement, mais quel ton adopter quand le pouvoir politique fait la sourde oreille et regarde ailleurs?

L'histoire étatsunienne enseigne que la lucidité du pouvoir politique peut beaucoup, quand elle existe, pour orienter l'action des services d'enquête. À l'époque (fort longue) où Edgar Hoover régnait sur le FBI, tous les efforts étaient déployés contre l'infiltration communiste. À peine trouvait-on à New York une poignée d'agents, dont le célèbre Ralph Salerno, pour lutter contre la montée du crime organisé. Il fallut le lien fraternel entre John et Bob Kennedy, président et procureur général, pour que l'obsession de Hoover soit enfin soumise à l'examen et que les clans mafieux retiennent enfin l'attention plus que la « cinquième colonne ». C'est du sommet politique que sont alors venues l'impulsion et la correction de trajectoire.

Comment se satisfaire d'enquêtes qui, comme par hasard, affirment l'ineptie des services de renseignements et pardonnent aux dirigeants politiques d'avoir imposé des priorités fondées sur des mirages?

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Dans n'importe quel pays civilisé, les élus savent que la guerre est le pire fléau qui soit. Rares sont les constitutions qui ne définissent pas avec soin les précautions à respecter avant d'entraîner la nation dans un tel drame. Cette crainte salutaire et la sagesse qu'elle suscite auraient dû inciter Bush, Blair et compagnie à multiplier les vérifications avant d'affirmer l'existence d'un dangereux arsenal irakien. Cela n'a pas été fait et les enquêtes auraient dû dénoncer clairement cette dramatique carence politique. Bush et Blair portent la responsabilité d'une guerre injustifiée. Déplacer la responsabilité de ce crime vers des fonctionnaires, ce serait de leur part l'aveu de leur inutilité.

Malgré les différences entre les deux dossiers, l'enquête sur les attentats de 2001 dicte un diagnostic analogue. Si la Maison-Blanche n'avait pas été immergée dans sa préparation de l'invasion, peut-être aurait-elle perçu les signes avant-coureurs de l'offensive terroriste.

Si les élus sont dispensés d'écouter, de voir, de prendre du recul face aux pressions, à quoi servent-ils?

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Le Canada obéit à la même tendance. Des millions ont été engloutis en commandites mensongères et illégales, mais le pouvoir politique n'a rien vu, rien entendu, rien remis en question. Si cela est vrai, à quoi servent ces élus?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040726.html

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