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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 22 juillet 2004

Un motif peut en cacher bien d'autres

Les dirigeants politiques obéissent souvent à des motivations si soigneusement dissimulées ou travesties que leurs déclarations doivent toujours être interprétées avec circonspection. Ce que clame Ariel Sharon au sujet du retour en Israël des juifs de la diaspora ne signifie probablement pas ce qu'on lui fait dire ou du moins pas seulement cela. À l'inverse, la vigoureuse protestation de Jacques Chirac et de ses ministres ne correspond peut-être pas au véritable mécontentement français ou du moins pas seulement à cela. Un décodage prudent et laborieux s'impose d'autant plus que la confusion persiste, parfois de propos délibéré, autour des sens à donner à l'antisémitisme ou, de façon plus large, au racisme. Pas plus que le clergé a le monopole de la vie spirituelle, un premier ministre israélien n'a autorité pour modifier à son gré la définition du racisme.

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On ne dit rien de neuf en affirmant qu'Israël a vitalement besoin d'immigration. L'alternative est tranchée, en effet : ou bien Israël reçoit un flot constant d'immigrants juifs, ou bien la natalité arabe érode ou bouleverse la situation démographique et politique du pays. Si la population juive est suffisante, le pays peut, sans convaincre tout le monde, se proclamer démocratique tout en protégeant son statut confessionnel et ethnique. Si, au contraire, la portion juive de la population israélienne décroît, c'est à une sombre imitation de l'apartheid qu'Israël recourra de façon de plus en plus systématique. Déjà, la législation israélienne utilise des critères qui n'ont rien de neutre ou d'équitable pour toutes les catégories de citoyens. Que la diaspora soit invitée à gonfler la population juive à l'intérieur d'Israël, on ne saurait donc s'en étonner. Ariel Sharon a plusieurs fois rebattu ce thème. D'ailleurs, son appel, cette fois-ci encore, s'adressait aux juifs de toute la planète et non aux juifs français seulement.

Cela dit, la France a pourtant fait l'objet d'une critique vibrante et circonscrite de la part du premier ministre israélien. Critique si excessive qu'on ne peut l'expliquer par les seules inquiétudes démographiques de Tel-Aviv. Peut-être se rapproche-t-on d'une perception plus éclairante si l'on tient compte du décor dans lequel a explosé la charge de Sharon. Il s'adressait, en effet, à des juifs américains et il n'a stigmatisé la France qu'en réponse aux questions de son auditoire. Si l'on tient compte de l'antagonisme qu'ont développé les États-Unis à l'égard de la France et de la communauté d'intérêts qui lie Israël et Washington, la sortie de Sharon reçoit un éclairage particulier. Ariel Sharon, en effet, agit logiquement s'il saisit au vol l'occasion d'isoler un peu plus la France, seul pays à résister ouvertement à l'hégémonie étatsunienne. Il ne s'agit plus de démographie, mais d'un blocus visant la France. George a peut-être appelé Ariel pour le féliciter de ses « bons mots » à l'adresse de la vieille Europe...

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La France ne s'y trompe d'ailleurs pas quand elle proteste de tous ses poumons. Jouant le jeu, acceptant le terrain que Sharon a choisi pour son attaque, Paris peut combattre l'accusation d'antisémitisme avec d'excellents arguments. La France peut - et doit - même laisser dans l'ombre certains d'entre eux. Elle ne peut quand même pas admettre que sa récente législation visait l'islam plus que tout autre religion! Ce serait fondé, mais cela irait à l'encontre de ce qui a été dit à la communauté musulmane. La France peut néanmoins se vanter d'avoir réagi avec la fermeté souhaitable face aux diverses manifestations de racisme. En plus, Paris peut invoquer contre Ariel Sharon les témoignages des juifs de France. Ceux-ci déplorent, certes, l'accroissement en nombre des incidents antisémites, mais ils ne constatent pas le déferlement en France de l'antisémitisme sauvage évoqué par Sharon. Ils ne prétendent pas non plus que les juifs soient les seules cibles des racismes.

La France, en l'occurrence, tire même un bénéfice de ses erreurs. Dès que s'est répandue ces jours derniers la rumeur d'une agression censément antisémite contre une jeune cliente du RER parisien, toute la classe politique et médiatique française a couru aux barricades et blâmé la société de sa lâcheté, de son antisémitisme inavoué, etc. Si l'affaire se réduit tout à l'heure à un triste phénomène de fabulation, il restera à expliquer l'antisémitisme à rebours qui semble s'être alors manifesté : pourquoi, en effet, a-t-on aussi totalement « intériorisé » une accusation sans fondement? Pourquoi la France s'est-elle sentie soudainement et injustement ramenée à l'époque de Dreyfus? Dans ce contexte, la charge d'Ariel Sharon tombe d'autant plus mal que la France venait (presque) de se reconnaître coupable d'un crime inexistant.

Comme s'il ne savait pas avec quel plaisir Israël et la Maison-Blanche se concertent pour isoler la France, le président Chirac a habilement limité sa protestation à la question du racisme. Isolement? Jamais entendu parler!

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Le sionisme en aura quand même profité pour entretenir et accroître la confusion autour de l'antisémitisme. Serait raciste quiconque ne pare pas Israël et son présent gouvernement de toutes les vertus. Critiquer Israël est pourtant compatible avec le respect dû au peuple juif comme à tous les peuples. Protester contre un gouvernement israélien qui prétend être le seul au monde à « avoir le pas » en matière de droit international, ce n'est pas seulement un droit, mais un devoir. Dénoncer un régime qui s'invente une politique d'« ambiguïté stratégique » pour occulter son armement nucléaire, ce n'est pas de l'antisémitisme, mais le désir de placer sur le même pied et de soumettre aux mêmes règles Israël, l'Iran, la Corée du Nord ou la Libye. Certes, il faut s'arrêter avant que la condamnation des passe-droit israéliens ne débouche sur la détestation d'une ethnie ou d'un peuple, mais ce serait de l'autocensure et de la lâcheté que de s'incliner silencieusement devant un régime qui s'accorde le droit de nier le droit des autres.

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Paraît-il que les desseins providentiels sont insondables. Peut-être sont-ils quand même moins mystérieux que ceux de la diplomatie. Peut-être, en effet, les accusations lancées par le premier ministre israélien se comportent-elles comme des missiles à ogives multiples. Peut-être révèlent-elles à la fois les inquiétudes démographiques d'Israël, le souci commun à Sharon et à George Bush de rejeter la France hors du concert des nations et quelques autres objectifs encore moins avouables.

(Le paranoïaque que je suis est tenté de pousser la supputation un cran plus loin : a-t-on voulu que le démocrate John Kerry, francophile et pro-israélien, se sente écartelé entre les propos de Sharon ou ceux du président Chirac...? Mais je résiste à une telle tentation.)


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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