Dixit Laurent Laplante, édition du 12 juillet 2004

Qu'ont-ils retenu?

En dix jours, les quatre partis qui ont accès à la Chambre des communes canadienne ont réuni leurs candidats et dressé un bilan de la dernière campagne électorale. Il est heureux qu'existe le souci d'une reddition de comptes. Pourtant, même en tenant compte du fait qu'un tel exercice incline aux banalités rituelles, force est de reconnaître qu'on en sait encore bien peu sur ce que les quatre formations politiques ont retenu du jugement porté sur elles par le scrutin. Élément aggravant, les silences et les amnésies sélectives sont particulièrement criants au sein des deux partis les plus lourdement représentés. Certaines priorités devraient pourtant émerger vite et clairement. Elles ont trait à la gouvernance, aux droits fondamentaux et à la protection de l'environnement.

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Au risque d'étonner ceux qui font du débat constitutionnel la version moderne des exégèses sur le nombril d'Adam (?), c'est à une claire répartition des responsabilités et des ressources que doit s'employer en premier lieu la nouvelle Chambre des communes. Ce travail doit poursuivre deux objectifs principaux. L'un est de faire correspondre la réalité et la théorie, l'autre de créer les mécanismes d'arbitrage dont ce pays a besoin. Dans le premier cas, il faudra décider si le Canada continuera à se gargariser avec les principes du parlementarisme britannique tout en fonctionnant en réalité selon un régime présidentiel. Paul Martin, en effet, n'est pas un premier ministre, mais un président nanti de plus de pouvoirs qu'un président français ou étatsunien. L'autre objectif sera atteint si ce pays, au lieu de laisser le gouvernement central choisir seul les juges de la Cour suprême, veille enfin à confier à un tribunal équilibré les litiges entre les deux paliers de gouvernement.

Encore faudrait-il que le nouveau parlement fasse savoir si, à ses yeux, le Canada compte un palier de trop dans ses structures politiques. À en juger par le comportement passé du chef libéral, cela n'est pas évident. Pendant son règne comme ministre fédéral des Finances, Paul Martin a systématiquement ridiculisé et affamé les provinces. L'équilibre de ses budgets a surtout révélé sa conception du fair play : « Ce qui est à moi est à moi, ce qui appartient aux provinces est négociable ». Devenu premier ministre, Paul Martin continue à ignorer les frontières entre les tâches confiées par la constitution au pouvoir central et celles qui sont dévolues aux provinces. Si les provinces sont de trop, que Paul Martin le dise; si, par contre, elles ont le droit d'exister et le devoir d'assumer leurs tâches constitutionnelles, le déséquilibre fiscal doit disparaître ou au moins s'amenuiser. En s'entêtant dans ses dénégations et ses pirouettes, le premier ministre Martin choisit le pire des deux mondes : il stérilise la constitution, substitue son arbitraire à la concertation, pousse les provinces à d'indésirables raccourcis, érige en politique le dépeçage de l'adversaire.

Les partis d'opposition doivent, eux aussi, clarifier leur conception de la gouvernance souhaitable pour ce pays. Quand le Parti libéral de Paul Martin envahit les domaines éducatif et municipal, certains partis d'opposition se font complices de l'intrusion. À leur manière, ils tombent d'accord pour ignorer la constitution et pour réduire les gouvernements provinciaux à l'insignifiance. Avis au NPD qui gagnerait à respecter les provinces plus qu'à flirter avec les PME.

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Parmi les questions qui ont émergé pendant la campagne électorale, il en est une qui doit, de toute urgence, obtenir réponse des élus : de quelle stabilité les droits fondamentaux jouissent-ils dans ce pays? Entendons la question dans sa plus large acception et gardons en mémoire aussi bien les acquis classiques que sont la présomption d'innocence ou la protection de la vie privée que les conquêtes plus récentes en matière d'avortement ou de mariage entre personnes du même sexe. Dans les deux domaines, le nouveau parlement doit raffermir au plus tôt ce que l'affrontement électoral et les deux dernières années ont ébranlé.

L'hystérie entretenue dans le public depuis les attentats de septembre 2001 a conduit le Canada à s'aligner trop vite et de trop près sur des conceptions peu conformes aux moeurs du pays. Les corps policiers, qui ont toujours dans leurs tiroirs de quoi justifier un accroissement de leurs pouvoirs, ont saisi au vol l'occasion offerte. Le Reform Party, souvent inspiré par un fondamentalisme méfiant et punitif, a exercé sur la Chambre des communes des presssions dont le Parti conservateur est l'héritier de fait et que les libéraux de Jean Chrétien ont sous-estimées. L'affaire Maher Arar commence à peine que déjà il apparaît nécessaire de revoir les décisions hâtives et douteuses que le Canada a prises depuis deux ans et capital de rappeler aux policiers de tous les uniformes que leur patron n'est ni la CIA ni le FBI.

Le nouveau parlement canadien prouvera qu'il a compris les messages de l'électorat s'il garde en mémoire deux autres facettes de la campagne. D'une part, le vent a tourné en défaveur du Parti conservateur à compter du moment où le chef Stephen Harper a osé révéler le fond de sa pensée. Le leader conservateur a inquiété l'électorat qaund il a vicieusement laissé entendre que Paul Martin, en se dissociant des propositions conservatrices en matière de pornographie juvénile, pactisait avec ce fléau. Horrible. Même inquiétude dans la population quand Stephen Harper a laissé flotter la possibilité de « votes libres » à propos des mariages homosexuels ou de la peine de mort. D'autre part, des milliers de Québécois sans sympathie particulière pour la souveraineté du Québec ont aidé le Bloc québécois à désavouer les politiciens fédéraux coupables de publicité mensongère. Dans les deux cas, une fibre morale s'est manifestée avec force; le fait doit convaincre les élus fédéraux d'assainir leur gestion et de mieux verrouiller les acquis éthiques anciens et récents. (Ne croyons pas la cause entendue : en se rendant aux États-Unis pour y discuter à huis clos du resserrement des liens informatiques entre le Canada et son voisin, Paul Martin semble avoir déjà oublié l'un des principaux messages de la campagne...)

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L'environnement, que l'on symbolise de façon un peu simpllste par le protocole de Kyoto, constitue, aussi bien dans le bilan de la campagne électorale que dans les attentes de l'électorat, un dossier vital et imprévisible. L'inquiétude est grande, car les deux partis majeurs n'entretiennent - c'est le moins qu'on puisse dire - aucune sympathie spontanée pour la protection de l'environnement. Autant, en effet, le NPD et le Bloc québécois défendent des positions tranchées et lucides à propos de l'environnement, autant Paul Martin et Stephen Harper réagissent mal aux contraintes environnementales. Stephen Harper, s'il avait accédé au pouvoir, aurait renié la signature canadienne au protocole de Kyoto; Paul Martin, prêt à louanger Kyoto si cela peut nuire à Stephen Harper, émasculera le protocole dès qu'il verra avantage à favoriser les industries polluantes. En face de ces irresponsables, le NPD et le Bloc québécois défendent fermement le bon sens. Ils demeurent minoritaires, mais le bon sens milite en leur faveur. En effet, libéraux et conservateurs entretiennent des illusions dangereuses s'ils croient qu'en amalgamant leurs lâchetés ils liquideront le défi environnemental. Ou Kyoto sera respecté et même resserré, ou la pollution vaudra à ses courtisans la réprobation politique. Parions sur une lucide alliance du NPD et du Bloc québécois. Même si l'addition des sièges libéraux et conservateurs incite à redouter l'irresponsabilité du Canada.

Relecture critique de la constitution, mise en parallèle de la théorie et de la pratique, réaffirmation des droits fondamentaux, respect de l'environnement, autant d'axes qui devraient - dans les deux sens du terme - guider la Chambre des communes issue du scrutin d'il y a dix jours.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040712.html

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