Dixit Laurent Laplante, édition du 24 juin 2004

Structures, projets et motifs

Autre continent, autres moeurs? La tentation est forte de répondre par un oui retentissant. Pendant que le Québec procédait aux 89 référendums réclamés par les adversaires des fusions municipales, l'Europe se dotait, avec la traditionnelle prudence de ceux qui marchent sur des oeufs, d'une constitution virtuellement commune à vingt-cinq pays. Pendant que le projet d'une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) agresse bien des épidermes, l'édification d'une Europe à 25 suscite deux grammes de scepticisme et des tonnes de sympathie. Contraste frappant qui ne doit pourtant pas occulter le fait que, de part et d'autre de la grande bleue, les structures accaparent l'attention plus que les contenus sociaux et politiques.

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D'un bout à l'autre de leur trajectoire, les fusions municipales imposées, puis remises en question au Québec auront défié le bon sens. Le gouvernement québécois qui a imposé les fusions n'a jamais justifié sa décision de façon convaincante; le gouvernement suivant, qui a profité de la campagne électorale de l'an dernier pour promettre le démembrement aux municipalités rebelles au regroupement, a échoué encore plus lamentablement à fonder en bonne logique cette offre imprudente. Le gouvernement du Parti québécois a jeté son dévolu sur les grandes villes sans expliquer pourquoi; le gouvernement du Parti libéral, tout en se disant sympathique aux grandes agglomérations, a versé dans la démagogie en prétendant que le démocratie réclamait des référendums et des démembrements. À l'heure présente, assez peu de référendums débouchent sur un démembrement, mais le temps perdu demeure perdu, la confusion règne dans divers milieux où l'on ne sait même plus où se trouve l'hôtel de ville et certains clivages linguistiques se sont creusés qui mettront des décennies à s'effacer. Tout cela parce qu'un parti politique, avide de tirer avantage d'un certain mécontentement populaire, a fait fonctionner les aiguilles de l'horloge dans l'autre sens.

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Pendant ce temps, l'Europe travaillait à rendre aussi poreuses que possible les innombrables lignes de démarcation que l'histoire a tracées à travers ce continent. Je n'ai certes pas la prétention (même si les journalistes parisiens nous expliquent chaque jour la politique de notre voisin étatsunien tout en confondant Amérique et États-Unis) de prédire le verdict que rendront les citoyennes et citoyens des pays visés par le projet de constitution. Que soit quand même permis, de loin, un sentiment d'admiration devant l'ampleur et l'ambition du chantier. Entre le vieux projet circonscrit (et métallurgique) d'un Jean Monnet et l'adoption éventuelle d'une constitution encadrant vingt-cinq passés et vingt-cinq espoirs, des générations ont défilé et des gouvernements se sont succédé sans que s'éteigne l'idée maîtresse : un continent force son histoire à mieux respecter sa géographie. Chapeau!

Certes, rien n'est joué encore. L'éventuelle constitution requiert l'aval de multiples référendums dont l'issue demeure incertaine. À la relecture des documents, certains s'étonneront sans doute d'avoir mal interprété telle formule ou cédé trop de terrain. Ceux qui ont signé le document ne pourront quand même pas renier leur parole sans se ridiculiser devant leur électorat : le projet aura partout des défenseurs. Pareille détermination provoque presque l'envie.

Y a-t-il paradoxe à tant vanter les progrès de l'Europe vers son unité tout en regrettant que se crée la ZLEA? Je ne le crois pas. Que vingt-cinq pays, Canada et Mexique compris, gravitent autour de l'hégémonie étatsunienne, cela ne favorise ni l'équité ni les partenariats. S'il y a coordination, ce sera parce qu'elle sert les intérêts de Washington. Par contre, le regroupement européen évite ces risques, car personne ne parvient durablement à imposer ses perspectives aux associés. Même l'axe franco-allemand n'est pas parvenu à obtenir d'une Grande-Bretagne réticente (et étayée par Washington) qu'elle renonce aux privilèges arrachés à l'époque par Margaret Thatcher. Certes, la France et l'Allemagne, fortes de leur ancienneté et de leur poids économique et démographique, bafouent si volontiers leurs engagements en matière d'équilibre budgétaire qu'elles ne peuvent exiger des autres pays une parfaite orthodoxie. Il n'en demeure pas moins que la notion de partenariat n'est pas incongrue en contexte européen, alors que Washington peut interdire unilatéralement l'accès de la ZLEA à Cuba sans même un murmure dans les coulisses.

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Cela dit, à moins que je me mette (une fois de plus) le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, une constante sévit dans les divers contextes évoqués : structures, chiffres, quantités, rapports de force bouchent si complètement l'horizon que la moindre évocation d'un « pourquoi » confine à la grossièreté. Les médias, bien sûr, contribuent aux exsangues comparaisons entre le marché que crée la nouvelle Europe et celui dont rêve la ZLÉA, entre la richesse foncière que conserve le grand Montréal et ce que le démembrement lui enlève, etc. Il n'en demeure pas moins que les négociations et les débats, qu'il s'agisse de la nouvelle Europe, de la ZLÉA ou des pôles régionaux créés ou ébranlés au Québec, laissent l'impression que la taille, la grosseur, le budget importent infiniment plus que les valeurs impalpables, les objectifs qualitatifs, le « produit spirituel brut ».

Et pourtant! Par-delà la hausse ou la décroissance des taxes foncières, la culture garde ses droits. Que des bibliothèques municipales pratiquent ou non la gratuité, cela n'est pas indifférent. Par-delà l'avantage économique attendu d'une simplification des échanges économiques entre pays, les principes comme la présomption d'innocence et le droit de chaque foyer à sa quiétude importent davantage encore. Par-delà l'avantage concurrentiel que constitue un parc industriel plus aguichant, le souci qu'une municipalité professe pour l'environnement, depuis les choix énergétiques jusqu'au transport en commun, devrait peser lourd. Dès lors, l'Europe nouvelle, qui fait bien de se doter d'une taille propre à inspirer le respect, doit prouver que ses siècles de guerre lui ont enseigné une conviction : la force n'est jamais qu'un mauvais raccourci. Et l'on souhaitera que la ZLÉA, sous l'impulsion des réticences brésiliennes, mexicaines et parfois canadiennes, découvre à son tour les vertus de la concertation. Quant aux tumultes municipaux qui ont agité le Québec, attendons-en ceci : que les grandes agglomérations accordent une telle place à la culture, à la qualité de vie et à la justice sociale que toutes et tous veuillent, à la première occasion, abolir les frontières qui les séparent de telles perspectives.

Puisque les structures et les comparaisons quantitatives ne constituent qu'une facette de la vie, pourquoi ne pas demander aux ingrédients qualitatifs de rendre les regroupements civilisés, attrayants, humains?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040624.html

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