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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 21 juin 2004

L'environnement menacé par l'État?

Certains ténors du libéralisme à outrance, dangereusement présents et actifs à l'intérieur du gouvernement québécois, évaluent bien mal leur insertion dans le temps : ils se jugent infiniment pragmatiques et postmodernes, alors que leur lecture du réel nous ramène des décennies en arrière. Le ministre québécois de l'Environnement est de ceux-là. Non seulement il n'a rien à dire quand ses collègues se résignent un peu trop facilement à une nouvelle prolifération des mégaporcheries ou à l'affadissement du protocole de Kyoto, mais il préconise lui-même l'exportation massive de l'eau. La protection de l'environnement se porterait mieux si le ministère qui en est chargé pouvait compter sur un titulaire plus éclairé.

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Le ministre Mulcair prétend mener le combat du réalisme contre le dogmatisme. Ceux qui répugnent à la transformation de l'eau en denrée commerciale sont, d'après lui, des fanatiques d'une religion écologiste fermée aux évidences modernes. Lui, en législateur branché sur les faits et soucieux d'enrichir le trésor québécois des retombées d'un nouveau commerce, prétend incarner la saine laïcité des chiffres.

Le problème, c'est que, contrairement à ce qu'affirme Thomas Mulcair, les idéologies sont partout. Selon le proverbe, il n'y a pas de pire illusion que celle de croire qu'on n'en a plus. Autant et plus que ses adversaires, le ministre Mulcair défend une cause plus qu'il ne soupèse les faits. En voyant toutes choses à travers le prisme de son néoliobéralisme virulent, Thomas Mulcair se conduit en fidèle adorateur d'un credo étroitement pécuniaire et quantitatif. Les défenseurs de l'environnement, de la solidarité sociale et de la qualité de vie érigent parfois en dogmes certaines de leurs valeurs; il faut à Thomas Mulcair beaucoup de suffisance et d'aveuglement pour prétendre qu'ils sont les seuls à le faire.

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Ce qui aggrave les torts de Thomas Mulcair, c'est que, dans l'affrontement entre les deux idéologies, la sienne pousse plus long que sa rivale le mépris du réel. Obnubilé par son désir de procurer au Québec de nouvelles ressources fiscales, le ministre québécois de l'Environnement choisit de faire l'impasse sur les conséquences de son imprudente politique. Il prétend abolir une frontière artificielle et injustifiée entre l'eau vendue en bouteilles et la vente de l'eau en vrac, mais, en réalité, il fait de l'eau un produit commercial auquel s'appliquera désormais le libre-échange. L'apprenti-sorcier invite du même coup les géants de l'agroalimentaire étatsunien à s'installer de ce côté-ci de la frontière et à acheminer vers le sud l'eau canadienne.

Certes, le ministre Mulcair prétend que cette commercialisation peut se faire sans mettre la ressource en danger et sans brader le contrôle du Québec sur ses richesses naturelles. On ne voit pourtant pas comment la vente de l'eau en vrac pourrait s'effectuer sans provoquer l'entrée en scène de forces étrangères incontrôlables. On comprend encore moins pourquoi Thomas Mulcair, au lieu de passer modestement à l'étape d'une redevance sur les ventes d'eau embouteillée, ce qui fait consensus, provoque en matamore une opinion publique radicalement opposée à son projet.

Vision apocalyptique? Ce n'est pas si certain. Ce qui, en effet, est déjà vérifiable et donc digne de l'attention d'un ministre éminemment pragmatique, c'est que la conversion de l'eau en produit commercial a déclenché en divers pays une privatisation coûteuse de la ressource. Au départ, bien sûr, l'idéologie néolibérale, déjà dogmatique au temps de Margaret Thatcher, promettait que l'entreprise privée gérerait efficacement la ressource, réduirait sensiblement les coûts de l'approvisionnement, de la distribution et du traitement, verserait des taxes à l'État au lieu d'alourdir ses responsabilités. À peu près partout où la privatisation a bénéficié des « bienveillances » vers lesquelles le ministre Mulcair pousse le Québec, les promesses ont été coûteusement trahies et... le vilain État a dû réinsérer l'eau dans la gamme des biens soustraits au commerce. Aux frais du public évidemment.

Thomas Mulcair n'en est pas à proposer une volte-face aussi radicale? C'est vrai. Il ne faut pas non plus confondre commercialisation et privatisation. Soit. Admettons même, ce qui ne constitue pas une grosse concession, que le ministre se contente d'entrouvrir une porte qu'il ne pourra refermer. Cela suffit amplement à justifier la méfiance et une surveillance de tous les instants. La vigilance s'impose d'autant plus que, sans qu'on sache exactement pourquoi, l'actuel gouvernement québécois évoque l'eau avec trop d'insistance et d'appétit pour que le hasard soit seul en cause. Sans tenir compte du fait que l'Assemblée nationale s'est prononcée de façon unanime contre l'exportation d'eau en vrac il y a moins de trois ans, c'est le deuxième assaut récent contre cette prudence, le premier ayant été le fait de la présidente du Conseil du trésor. Assauts différents, je le répète, mais qui témoignent du même néolibéralisme.

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J'ai osé tout à l'heure à propos de l'eau une référence à la solidarité sociale. Je m'explique. Dans mon esprit, les énormes ressources québécoises en eau douce, comme l'a souvent rappelé Riccardo Petrella, imposent à notre pays un devoir de solidarité avant de représenter une alléchante occasion de bénéfice. On le sait, plus d'un milliard d'humains n'ont pas d'accès quotidien à l'eau potable. Plus nécessaire encore que les médicaments à prix abordable, l'eau est présentement refusée à des pays entiers. Cela, qui ne semble pas faire partie des considérations du pragmatique Thomas Mulcair, laisse le Québec face à une alternative tranchée : ou vendre l'eau excédentaire à une agriculture étatsunienne productiviste et qui bénéficie déjà massivement de subventions gouvernementales, ou préparer une gestion des surplus qui s'apitoie sur les populations que torture la soif. Si l'eau, dans une idéologie à base de solidarité et d'équité, fait partie du patrimoine mondial, faut-il laisser un gouvernement d'apprentis-sorciers l'ajouter aux possessions des possédants?

Dans un monde cassé en deux, de quelle moitié nous sentons-nous plus près?


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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