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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 juin 2004

Des valeurs? Quelles valeurs?

En principe, il faut se réjouir quand un aspirant chef d'État laisse de côté les sempiternelles promesses électorales et s'aventure dans le champ des valeurs. Cela, en effet, fait entrer les projets de société dans le débat public et permet à l'électorat de s'exprimer sur les références qu'il veut donner à sa vie collective. Malheureusement, la réjouissance dure moins qu'un parfum printanier quand ce sont les discours de Paul Martin ou de Stephen Harper qui font émerger la notion de valeur. Ni le chef libéral ni le leader conservateur ne semblent avoir idée de ce que signifie et exige une valeur.

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Il y aurait, déclare le premier ministre Paul Martin, des valeurs canadiennes que son parti défend avec ardeur. Lesquelles? La question ne reçoit aucune réponse si ce n'est que le Canada insiste moins que son voisin étatsunien sur les baisses d'impôt. Définie de façon aussi épidermique, la valeur risque de se diluer selon les éventuels budgets des deux pays. Preuve supplémentaire, s'il en était besoin, que Paul Martin confond porte-feuille et philosophie, taxation et qualité de vie, équilibre budgétaire et justice sociale. Preuve également que l'identité canadienne se mesure selon lui à la distance entre nos façons de faire et les standards étatsuniens, c'est-à-dire à la négative. C'est d'ailleurs depuis ce terrain que le chef libéral attaque Stephen Harper : puisque les conservateurs ne viseraient qu'à accroître la servilité canadienne face à Washington, Paul Martin les juge imperméables aux valeurs canadiennes. Valeurs qu'il persiste à ne pas définir.

Il faut dire que Stephen Harper, brandissant lui aussi l'étendard des valeurs canadiennes, les entend dans un sens aussi « réactif » et encore moins attrayant. Le reproche qui lui est adressé de suivre de trop près le modèle étatsunien est d'ailleurs pleinement fondé. S'il n'en avait tenu qu'à lui, le Canada se serait intégré à la « coalition » guerrière qui a envahi l'Irak et se serait placé docilement sous commandement étranger. La lutte contre le terrorisme mérite l'immolation des droits fondamentaux. Les pressions exercées par ses fidèles, surtout à l'époque où il était encore possible de distinguer entre l'Alliance et le Parti conservateur, ont conduit le gouvernement fédéral à légiférer de façon excessivement punitive à l'égard des jeunes contrevenants. Le culte rendu à l'entreprise privée ne s'attiédit pas selon que l'on prête l'oreille à Stephen Harper plutôt qu'à Paul Martin. Si valeurs il y a, elles proviennent de l'importation.

Dans les deux cas, l'orientation globale se ressent du néolibéralisme; dans les deux cas, le chef omet de définir ou même de nommer les valeurs dont il vante les mérites.

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On pardonnerait ce laconisme si, au moins, MM. Martin et Harper compensaient par une certaine élévation des conduites. À l'examen, il s'avère malheureusement que ni l'histoire ni la science politique ni l'éthique n'interviennent dans les décisions des deux hommes. Au contraire. À eux deux, MM. Martin et Harper confirment le verdict désabusé prononcé autrefois par un de leurs prédécesseurs : « Le Canada est un pays qui a trop de géographie et pas assez d'histoire. »

Ni l'un ni l'autre ne semblent savoir, en tout cas, que les pouvoirs publics ont occupé au Canada une place considérable et que cela fait partie de la culture canadienne. La Gendarmerie royale est née d'une volonté gouvernementale dont on chercherait vainement l'analogue dans l'engouement étatsunien pour les gachettes rapides des shériffs et des chasseurs de primes. L'Ouest du Canada a connu les tumultes sociaux, les nationalisations du téléphone et de l'électricité et les gouvernements néodémocrates sans se demander si cela ressemblait aux façons de faire des États-Unis. Les États-Unis abandonnent aux pouvoirs locaux et régionaux tout ce que la constitution a préféré ne pas répartir; le Canada a choisi, pour la plus grande frustration des provinces, de remettre au gouvernement central l'ensemble des pouvoirs dits résiduaires. Si l'on ajoute à ces avantages fédéraux le pouvoir que possède Ottawa de dépenser selon son caprice, il est clair que le fédéralisme canadien est éprouvant pour les provinces et que les gouvernements fédéraux pourraient au moins laisser les « succursales » gérer ce qui leur incombe en propre. Ni Paul Martin ni Stephen Harper (ni d'ailleurs Jack Layton) ne lisent l'histoire de cette manière. Ni d'ailleurs la constitution.

MM. Martin et Harper ne tiennent pas compte non plus du rôle assumé par le Canada dans les missions de l'ONU. Le chef conservateur préconise un gonflement du financement et des effectifs de l'armée, mais il ne promet jamais d'en faire une force de paix. Quant à Paul Martin, il fait semblant de ne pas savoir, même si le rapport d'Amnesty International interpelle le Canada, qu'il est illégal pour ce pays de remettre qui que ce soit à un gouvernement étranger qui pratique toujours la peine de mort.

Quand Paul Martin fait main basse sur les surplus de la caisse d'assurance-emploi, il ignore la propension du modèle canadien à la solidarité et à la compassion; Stephen Harper ne fait pas mieux quand il souhaite confier à des entreprises privées le soin de choisir les grands commis de l'État.

Ni Paul Martin ni Stephen Harper n'ont retenu la phrase pourtant costaude de la Vérificatrice général, Sheila Fraser. Invitée à dire si elle avait déjà rencontré un fouillis et une voracité comparables à ce que révélait le « scandale des commandites », elle a d'emblée répondu oui : « Souvent dans l'entreprise privée, jamais dans un cadre de services publics. » Ni Paul Martin ni Stephen Harper n'en ont été ébranlés dans leurs comportements.

Laconiques dans l'identification des valeurs canadiennes, les deux hommes ne deviennent ingénieux et prolixes que s'il s'agit de démembrer les pouvoirs publics et de copier aveuglément les moeurs du secteur privé.

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Le Nouveau Parti Démocratique (NPD) et le Bloc québécois (BQ) professent-ils des valeurs mieux définies et davantage respectées? Oui et non. Quand le NPD promet de taxer davantage les salaires très élevés et d'alléger les redevances des plus démunis, oui, il procède à la lecture correcte de l'histoire et de la philosophie canadiennes. Quand il promet d'intervenir auprès des municipalités sans la moindre légitimité constitutionnelle, non, il ne respecte pas le pacte qui gouverne les relations fédérales-provinciales.

Quant au Bloc québécois, il a le mérite - d'autant plus facile qu'il n'a jamais exercé le pouvoir et ne compte pas le faire - d'identifier clairement comme valeurs fondamentales la solidarité entre les humains, l'équité en matière fiscale, le respect des juridictions. On attendrait pourtant de lui qu'il approfondisse la réflexion sur le rôle du Canada à l'étranger. Quand les énormes manifestations des villes québécoises ont détourné le gouvernement canadien d'une participation à l'invasion de l'Irak, l'occasion était belle d'exiger que le pays affirme les mêmes principes au sein de l'OTAN. Ce ne fut pas le cas et le Canada a dit une chose à l'ONU, une autre à l'OTAN, au lieu de soutenir la France et la Belgique au coeur du traité atlantique.

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Je le répète, il est heureux que la notion de valeur ait fait irruption dans le débat électoral. Recommençons en y investissant plus de réflexion.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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