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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 17 mai 2004

Le mal n'appartient pas qu'aux autres

La certitude de n'abriter en soi aucune tendance malsaine est probablement l'alliée la plus puissante qu'on puisse mettre à la disposition du mal. Toujours charger les épaules d'autrui des crimes contre l'humanité et des cruautés perpétrées contre les innocents, c'est, en effet, se soustraire à tout examen de conscience. Et quand la conscience est ainsi dispensée de sa vigilance essentielle, le mal peut s'épanouir sans que soit soupçonnée sa présence. Les réactions que teste présentement l'administration Bush face aux révélations émanant des prisons irakiennes confirment la propension de la Maison-Blanche à n'imaginer le mal que dans le camp de l'autre. Le mal, pourtant, n'appartient pas qu'aux autres. Le problème est de découvrir comment dialoguer avec celui qui ne doute jamais de ses vertus ou de son dieu.

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D'entrée de jeu et pour longtemps, on hésite entre deux analyses différentes des esquives auxquelles recourt le clan Bush : l'une suppose la mauvaise foi et ses calculs, l'autre présume une sincérité plus respectable, mais aussi dévastatrice. Il s'agit de ne pas confondre les deux types de personnes qui se piquent d'être, du tréfonds à l'épiderme, intrinsèquement bonnes. Des personnes se savent fautives, mais refusent de l'admettre; d'autres, au contraire, défendent des positions indéfendables sans jamais douter. Il est d'autant plus difficile de circonscrire les deux groupes que seul le procès d'intention permettrait de les départager. Mieux vaut donc parier sur la sincérité, même si cela ne simplifie pas les choses.

Les sincérités erratiques, en effet, résistent particulièrement bien aux enquêtes et aux contradictions. Le malhonnête se double souvent d'un stratège qui multiplie les astuces et laisse des traces. Il attire la foudre à force de multiplier alibis et endossements. Tôt ou tard, un appui lui fait faux bond et sa turpitude s'étale. À l'inverse, l'illuminé de bonne foi puise dans la quiétude d'une conscience étale de quoi nourrir ses offensives, même les plus meurtrières; il voue une telle confiance à sa bonne étoile ou à son dieu qu'il s'en remet à la justesse de sa cause et monte au front sans armure. Face à la fripouille, un espoir survit de détecter une malversation qui prouvera l'hypocrisie; face au croisé qui ne cède à aucune évidence, l'enquête de type policier est vouée à l'échec.

Quand le président Bush saute d'un alibi à l'autre, l'observateur perd son temps à soupeser les deux hypothèses : d'un côté, une stratégie de mensonges sciemment agglutinés; de l'autre, l'adhésion sincère de l'homme à sa vision messianique. Quand le président étatsunien persiste à s'absoudre de toute faute et à voir le Mal comme le fief de ses adversaires et de ses adversaires seulement, se trompe-t-il lui-même en même temps qu'il trompe les autres? Cet homme sait-il ou ne sait-il pas que le Mal n'est jamais une exclusivité du rival? Puisqu'il faut présumer la sincérité du président étatsunien, abandonnons l'espoir d'une éventuelle contrition. Ne subsiste que l'hypothèse du fanatisme aveugle. Et inoxydable.

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Le parcours du président Bush et de son cercle de faucons est balisé de toutes les contre-vérités imaginables. L'Irak est condamné pour des crimes auxquels Saddam Hussein était étranger. Une invasion est déclenchée pour lever la menace d'armes de destruction massive qu'on ne cherche même plus. Quand ce grief s'éteint, on se rabat sur le fait, horrible et banal, qu'il y a trop de tyrans. Au lieu de quitter le pays débarrassé de Saddam Hussein, l'occupant s'incruste et se prétend désiré par le peuple irakien. Il dote même le pays d'un conseil fantoche dont les membres n'ont plus de racines en Irak et se promènent pour la plupart avec un passeport étatsunien. Quand des pans entiers de la population irakienne réclament par les armes ou les suppliques le départ des envahisseurs, la requête est présentée comme émanant de nostalgiques, de corrompus, de groupes affidés à al-Qaeda. On fixe ensuite une date arbitraire pour la transmission aux Irakiens de leur autonomie, tout en disant, de l'autre côté de la bouche, que l'armée étatsunienne conservera son droit (?) au dernier mot. Sur cette lancée, il devenait inévitable que les traitements infligés à des détenus irakiens soient imputés à quelques sadiques isolés et qui seront sévèrement punis. Conclusion : le Bien n'a contre lui que quelques apparences trompeuses, la mission se poursuit.

L'axe qui traverse ces justifications rappelle un principe en train de s'empoussiérer sur les tablettes de l'histoire : « The king can do no wrong. » (Un premier ministre québécois a déjà déclaré : « La reine ne négocie pas avec ses sujets! ».) Le président Bush parle et agit comme si, du fait qu'ils viennent de lui, tous et chacun de ses gestes méritaient des éloges. Si, du bout des lèvres, il se déclare peiné de ce qu'ont subi les détenus irakiens, il ajoute aussitôt que l'honneur de l'Amérique n'est pas entaché par ces comportements : « This is not America! » Une fois encore, il s'achète une virginité et projette le Mal à l'extérieur de lui et de son empire. Hier, il n'a pu faire du terrorisme une priorité parce que les services secrets ne l'ont pas suffisamment sensibilisé; aujourd'hui, il se déclare choqué et surpris par les photographies en provenance des prisons irakiennes, mais il n'a jamais exprimé de dégoût lorsque les dénonciations de Human Rights Watch ou de la Croix-Rouge lui ont été transmises il y a des mois. Quand les journalistes réclament les documents qui ont été présentés aux législateurs étatsuniens, Donald Rumsfeld devient soudainement scrupuleux : il ne faut pas brimer le droit des détenus à leur intimité ni priver les soldats accusés de leur droit à une défense pleine et entière. Transparence, mais sélective. Quant aux « âmes mortes » de Guantanamo, ce serait, paraît-il, par respect pour les conventions internationales qu'on leur nie les droits normalement reconnus aux prsonniers de guerre.

De tout cela, George Bush tire comme conclusion que l'armée d'occupation doit demeurer en Irak pour y terminer sa mission et Donald Rumsfeld félicite les soldats de leur beau travail. Fidèles serviteurs du Bien, rien ne les arrêtera. Si le vocabulaire de l'époque Reagan refaisait surface, on parlerait d'une conscience teflon.

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Voilà les éléments à rattacher les uns aux autres : d'un côté, une série de gestes immoraux et de déclarations aberrantes; de l'autre, la conviction inébranlable d'incarner le Bien. Quand ce paradoxe se réalise au palier le plus élevé du pouvoir politique et militaire, on doit redouter que des comportements similaires s'épanouissent dans toutes les capitales et que des peuples entiers ne se scandalisent que du Mal perpétré par les autres. « Ce que tu fais aux miens est révoltant, ce que je fais aux tiens n'est que légitime défense. » Nous en sommes là.

Ne versons pas dans le même travers. Ne jugeons pas les États-Unis comme s'ils appartenaient tout entiers à une espèce belliqueuse, vorace et menteuse. Là comme ailleurs, le mal et le bien se disputent les allégeances. Il est exact que l'actuel occupant de la Maison-Blanche doute si peu de son emprise sur le Bien qu'il met au rancart la philosophie des « checks and balances » mise au point par des gens qui connaissaient mieux la nature humaine. Faire des États-Unis l'empire du Mal, ce serait imiter le manichéisme primaire de l'actuel locataire de la Maison-Blanche. Nul être humain n'est à jamais figé dans le mal ou auréolé pour toujours de la vision béatifique. Le mal commis par les nazis ne révèle pas une tare dans l'âme allemande, mais une capacité de barbarie dans la nature humaine. L'hégémonie expose la population étatsunienne à la tentation de toujours se donner raison, mais c'est de l'hégémonie qu'il faut se plaindre et d'elle qu'il faut se protéger, non d'une quelconque caractéristique de la psyché étatsunienne. Les États-Unis ne sont ni le Bien ni le Mal, même si une équipe que l'on espère transitoire regarde trop souvent le ciel pour bien comprendre la nature humaine.

Cela ne simplifie pas le défi. Il n'est jamais facile de combattre une tendance sans détester celui qui s'y complaît. Il est particulièrement ardu de croire au dialogue quand un fanatique du monologue bouche les horizons. Il le faut pourtant.


Laurent Laplante

P.-S. « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique... » (Georges Clemenceau)

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Recherche : Mychelle Tremblay

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