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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 mai 2004

À quoi bon la cour martiale?

Sommes-nous collectivement assez candides pour accorder la moindre confiance aux cours martiales étatsuniennes ou britanniques? Allons-nous, une fois de plus, tomber dans le piège de la désinformation et nous laisser endormir par des faiseurs d'images au service de menteurs? La question n'a rien de rhétorique : face à des crimes qui font honte à l'humanité, on prétend nous rassurer en confiant à des militaires le soin de vérifier si des militaires du même camp ont mis en péril l'image d'un pouvoir militaire commun qui a menti pour justifier son agression contre l'Irak. On imagine malaisément pire confusion des loyautés. Malheureusement, cette solution encore plus méprisante que bancale obtient déjà les éloges des nombreux médias qui ont mis en veilleuse depuis septembre 2001 leur rôle de chiens de garde de la démocratie. Pourtant, le recours à la cour martiale se justifie cette fois-ci encore moins que d'habitude.

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Les militaires, depuis qu'ils font métier de guerriers, comptent sur le secret comme sur un fidèle allié. Ils ne répugnent pas non plus au mensonge et aucun général ne perd le sommeil quand il constate que, dans toute guerre, la première victime, c'est la vérité. Depuis toujours, diaboliser l'adversaire a donc constitué la botte secrète des galonnés. Charger l'ennemi de crimes dont il n'a même pas rêvé, c'est mettre l'opinion publique au service de l'effort de guerre. Quand l'opinion publique aura l'occasion de vérifier les affirmations, les morts auront cessé de pourrir sur les champs de bataille et les manuels d'histoire se borneront à une note infrapaginale disant que, non, l'adversaire n'avait pas attaqué la patrie. Un peu tard. Ce fut efficace contre l'Espagne comme au temps de Kissinger.

Le mensonge n'est pas le seul vice auquel la guerre accorde son absolution. Verser dans l'atrocité est également légitime, paraît-il, quand la patrie est en danger. La torture, pour impensable qu'elle soit, trouve dans la guerre de quoi renouveler ses sophismes et glorifier ses ignominies. La France s'est dégradée en Algérie et peine aujourd'hui encore à confesser ses tortures, mais cela n'empêche pas le général Paul Aussaresses, tortionnaire avoué, de commettre un livre ignoble et de le coiffer du titre Pour la France - Services spéciaux 1942-1954 (Éditions du Rocher, 2001). Des pays comme l'Argentine qui ont tenté d'aventureuses « réconciliations » ne parviennent pourtant pas à oublier ceux qui, par milliers, sont « disparus ». Michel Benasayag écrivait, il y a déjà un quart de siècle, des phrases qui s'inscriraient avec une effroyable justesse sous les photographies qui témoignent aujourd'hui des souffrances irakiennes : « La torture ne constitue pas le plus grave danger, mais la peur de la torture. La Gestapo le savait parfaitement. Tout un théâtre précédait, en général, les coups. La souffrance qui d'abord humilie s'amortit elle-même et, au-delà d'un certain seuil, s'annule. C'est donc de la peur avant qu'il faut se méfier. C'est pourquoi les militaires argentins renouvellent les séances de torture sans périodicité connue. La peur alors se nourrit du souvenir. Les tortionnaires tablent plus sur l'appréhension que sur la douleur ». Qui peut croire que cela se reproduit au sein de l'armée étatsunienne sans l'intervention de gluants spécialistes?

Serge Patrice Thibodeau, que j'ai souvent cité, fournit tant de précisions au sujet de la torture qu'il faut une imperméable mauvaise foi pour la croire subitement réinventée par quelques sadiques militaires étatsuniens.

En plus des euphémismes, écrivait-il il y a déjà cinq ans, la torture apporte un lot de néologismes comme pressions physiques modérées en Israël et tortiocratie en Tunisie. (...) Les pressions physiques modérées ou, au besoin, accrues, sont systématiquement infligées à des Palestiniens et des Libanais depuis l'Intifada de 1987, un procédé qui est légalisé depuis 1998. Le Comité des Nations unies contre la torture a vigoureusement exprimé son indignation en 1997 et en 1998, en jugeant totalement inacceptable la pratique des pressions physiques modérées, puisqu'elles constituent des actes de torture et des mauvais traitements interdits par la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qu'Israël a ratifiée en 1991.

Étant le seul et unique pays au monde à l'heure actuellke à avoir légalisé de fait la torture, Israël tente de justifier son usage en prétextant qu'elle « peut être nécesaire pour sauver d'une bombe à retardement toutes les personnes présentes en un lieu ». Cet argument est d'une absurdité et d'un cynisme outrageants lorsqu'on sait que les bourreaux des Services israéliens de sécurité intérieure, le Shin Bet, prennent congé pendant les fins de semaine, même si une bombe risque d'exploser ici ou là.

Qu'on ne nous traite donc pas comme des cruches à remplir : Bush, Blair, Rumsfeld, Ashcroft et consorts n'ont pas découvert la semaine dernière la réalité honteuse de la torture. Si, par impossible, on nous dévoilait une partie de la vérité, il s'avérerait plutôt que l'armée américano-britannique d'occupation a délibérément demandé conseil à ce sujet à ceux qui comptent sur les « interrogatoires musclés » pour rendre mortellement précis les assassinats ciblés.

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Cela établi, à quoi bon une cour martiale à la solde de l'armée d'occupation? Pareil tribunal sera moins crédible encore que ne l'est une cour martiale en temps normal.

Une cour martiale, tribunal d'exception aussi peu fiable que tous ses semblables, ne se justifie que si les procédures risquent de révéler des informations utiles à l'ennemi. (Encore faut-il en avoir un.) Une telle cour n'a strictement aucune raison d'être ou de siéger quand les crimes dont elle connaît relèvent non de la stratégie militaire, mais du droit commun. L'espionnage est une chose, la torture une autre. Le soldat canadien qui cause la mort d'un jeune Somalien pendant une mission de paix (!) pouvait fort bien s'expliquer devant un tribunal ordinaire : aucun secret militaire d'importance n'est en cause et n'importe quel magistrat des assises criminelles analyserait le crime mieux qu'un juge issu de la hiérarchie militaire. La même évidence devrait valoir en Irak : les soldats et les mercenaires qui, en Irak, terrorisent, humilient, blessent et tuent des prisonniers irakiens n'ont rien à révéler qui soit utile à al-Qaeda. En revanche, ils pourraient peut-être en dire long sur les ordres reçus des « spécialistes des interrogatoires musclés ». Quelque chose dans le genre suivant, qui fait froid dans le dos : « Assouplissez-les suffisamment pour qu'ils répondent vite à nos questions ».

Dans cette hypothèse, par trop vraisemblable, l'armée n'est certes pas le tribunal adéquat. Elle est, plus encore que dans l'immense majorité des causes déférées aux cours martiales, en conflit d'intérêts. Comme d'habitude, elle veillera à ce que l'honneur de l'armée soit protégé le mieux possible; dans les circonstances, il va de soi que l'honneur de l'armée sera mieux protégé s'il n'est jamais question d'une politique de torture et si les mauvais traitements systématiques sont réduits à des gestes isolés de soldats pervers. Juge et partie, l'armée s'adonnera à une séance d'autojustification honteuse. Croire la cour martiale étatsunienne, c'est, d'avance, bénir les choix de l'armée étatsunienne torture comprise.

Est-il besoin d'ajouter que les cours martiales étatsuniennes démontreront pourquoi Washington ne veut pas entendre parler du tribunal pénal international : ce n'est pas la justice que veut l'armée américaine, mais un camouflage sélectif? Après avoir vu d'inexistantes armes de destruction massive, la Maison-Blanche refuse maintenant de voir l'arme de dégradation massive qu'est la torture systématique.


Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay

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