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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 mai 2004

Quel scandale?

Pendant que les membres du comité fédéral des comptes publics manifestent aussi peu de sens stratégique que des limiers en quête futile d'armes de destruction massive, l'opinion publique canadienne se comporte comme si elle savait d'avance que l'erratique comité ne trouvera rien. L'erreur de perception est double. D'une part, la corruption, arme suprêmement efficace dans la destruction de la démocratie, n'a plus à être démontrée. D'autre part, l'opinion publique a tort de baisser les bras devant le spectacle que lui offre une honteuse connivence entre plusieurs partis politiques et une faune de fournisseurs voraces.

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Chacun de ceux qui ont prêté l'oreille au comité fédéral des comptes publics a droit à ses préférences en matière de sophismes, de mensonges et d'invraisemblances. Tel considérera comme peu crédible celui qui prétend avoir travaillé plus de 3 600 heures en une seule année. Tel autre fulminera devant la fabuleuse force d'affirmation de certains témoins : pour eux, en effet, nier l'avéré fait partie du banal. D'autres se demanderont pourquoi les lois et les tribunaux existent : à quoi servent-ils si un prévenu peut se tirer d'affaire en brandissant tout bonnement la sérénité de sa conscience? Si un gestionnaire de fonds publics échappe à tout reproche dès l'instant où il affirme n'avoir rien à se reprocher, nos sociétés gaspillent décidément bien du temps et de l'argent en vérifications inutiles. On aurait pourtant cru à la justesse du principe voulant qu'on « doit agir selon la conscience qu'on a, mais ne doit pas se faire la conscience que l'on veut ».

On remarquera au passage avec quelle désinvolture nombre de ces gestionnaires et conseillers de haut vol renvoient à sa niche la Vérificatrice générale. Ils réprimanderaient un subalterne lourdaud qu'ils n'étaleraient pas plus de mépris. Les documents étaient là, affirme-t-on, c'est elle qui ne les a pas vus. Le mot « impossible » est proféré comme si la création du poste de Vérificateur général ne découlait pas de sottises « impossibles » et pourtant nombreuses constatées dans la gestion publique. Quiconque a lu au fil des ans au moins quelques pages consacrées à ces « horreurs » par les vérificateurs généraux de Québec et d'Ottawa s'étonnera d'entendre si souvent le mot « impossible » dans un tel contexte. Ces arrogances sont doublement inquiétantes : elles manifestent le mépris que plusieurs des « serviteurs de l'État » professent à l'égard des institutions créées démocratiquement par l'Etat; elles démontrent que plusieurs d'entre eux en savent trop peu sur la gestion pour en connaître la fragilité.

Les armes capables de détruire la démocratie ont été longuement mises en vitrine. Quiconque ne les a pas reconnues et n'en mesure pas encore la sinistre efficacité n'appartient pas à la démocratie.

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Même si l'expression « remontée des libéraux » est encore un verdict incertain, il semble bien que « le scandale des commandites »... scandalise assez peu. Du moins à première vue. L'image de Paul Martin ressemble de plus en plus, au sens péjoratif, à la réalité de l'homme, mais cela n'empêche pas le Parti libéral du Canada (PLC) de demeurer le premier choix des Canadiens. D'où une question presque candide : l'opinion publique a-t-elle perçu un scandale?

Malgré les sondages, il se peut que le traditionnel et inexistant citoyen moyen ait vu un scandale et qu'il l'ait même correctement circonscrit. Jusqu'à maintenant, en effet, c'est du côté des fournisseurs de services que se sont présentées les meilleurs occasions d'enrichissement personnel. Celui qui réclame paiement pour dix heures de travail par jour l'année durant, celui-là épuise peut-être (?) ses ressources physiques, mais il ponctionne autant et plus les fonds publics. Celui qui présente trois fois la facture d'un rapport qui n'apportait rien de neuf dès la première moûture consolide ses avoirs personnels plus que ne le fait le gestionnaire qui empile complaisamment les clones du vide. En distinguant entre la gourmandise personnelle du fournisseur et la décision mal avisée mais presque désintéressée du commis de l'État, le public oubliera plus vite les mauvaises décisions des uns que le népotisme profitable des autres. Dans cette hypothèse, les sondages peuvent révéler une certaine clémence à l'égard du secteur public et indiquer une « remontée des libéraux ». N'en déduisons pas que l'image des fournisseurs s'améliore elle aussi...

Cette hypothétique magnanimité du public ne se justifie pourtant pas complètement. Quand, par exemple, les bénéficiaires de la corruption financent la caisse électorale des amis-donneurs d'ordres, la boucle se boucle : « Tu m'aides à m'enrichir, susurre le fournisseur, et je retourne à ton parti de quoi se maintenir au pouvoir et te conserver ta planque. »

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La « remontée des libéraux » (si elle se confirme) s'explique par d'autres variables encore. D'une part, selon ce que l'on apprend, les entorses aux règles usuelles de gestion publique ont été bafouées tout autant sous le régime conservateur que depuis l'accession des libéraux au pouvoir. Cela renvoie dos à dos les amateurs de « raccourcis » et prive les conservateurs des gains que la vertu aurait pu leur valoir. D'autre part, le mot du gestionnaire Guité correspond peut-être, dans son fanatisme, à ce que pensaient et pensent une majorité de Canadiens : « Nous étions en guerre contre le séparatisme. En temps de guerre, les règles sont mises de côté ». Dans cette hypothèse, le « scandale » se dégonfle : les quelques libertés prises à l'égard des règles se justifient aux yeux de la plupart et le clan Guité peut commencer à réclamer non pas une absolution, mais rien de moins qu'un bene merenti de patria.

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Si cette déprimante analyse tient la route, un seul parti peut encore tirer du « scandale » une crédibilité accrue et une plus grande faveur populaire : le Nouveau Parti Démocratique (NPD). Si l'opinion publique jette dans le même sac libéraux et conservateurs, on comprend que les deux partis reviennent aux résultats qui étaient leurs avant le « scandale ». Le Bloc québécois, de son côté, ne peut guère profiter de la situation : si la « guerre » était juste, le perdant ne peut attendre du public une quelconque sympathie. Le NPD, par contre, vit un autre contexte. Parti fédéraliste, il doit décider et dire si, à ses yeux, une guerre était en cours et si, toujours à ses yeux, ce conflit justifiait l'abandon de toutes les règles. À cet égard, les dirigeants du NPD doivent tourner leur regard (et leur mémoire) vers octobre 1970 : dans le climat hystérique de cette crise, les quelques députés néodémocrates fédéraux furent les seuls à ne pas immoler les droits fondamentaux au prétexte d'une insurrection appréhendée. Le NPD d'aujourd'hui est le seul qui puisse encore traiter comme un scandale de première nocivité ce qui en est un.


Laurent Laplante

RÉFÉRENCES :

Recherche : Mychelle Tremblay

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