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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 mai 2004

Supputations sur l'obsédé et le louvoyeur

Les maîtres à penser de la gestion ont beau vanter les mérites de l'adaptation rapide aux circonstances, l'entêtement n'a pas perdu ses attraits aux yeux de tout le monde. Ariel Sharon se guide toujours selon sa boussole personnelle. George Bush persiste dans une occupation injustifiée de l'Irak. Les dirigeants de Nortel se conduisent comme si leur entreprise n'avait pas déjà payé le prix de ses bizarres montages financiers. À l'inverse, des hommes politiques comme Paul Martin, Jean Charest et, semble-t-il, John Kerry, ne semblent adhérer à aucune échelle de valeurs stable et font surtout confiance aux sondages. Y a-t-il moyen de trouver un point d'équilibre entre l'incrustation et le flottement? Quand une rencontre met en présence George Bush et Paul Martin, l'obsédé en chef et le louvoyeur par excellence, que peuvent-ils se dire? Supputons avec d'autant plus de liberté qu'aucun de ces hommes politiques ne tient la transparence en grande estime.

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Puisque nous ne pouvons pas compter sur le traditionnel petit oiseau pour savoir à quoi a pu ressembler la conversation de vendredi entre le président Bush et le premier ministre Paul Martin, construisons des hypothèses à partir de ce que nous savons d'eux. Nul doute, d'après les familiers de la Maison-Blanche, que George Bush a déjà affublé Paul Martin d'un surnom digne des farces de collège; il n'en a probablement pas usé en présence de son invité, mais cela viendra. Peut-être Paul Martin tirera-t-il fierté d'avoir pénétré dans l'intimité du grand voisin.

Les deux hommes ont eu, du moins on doit l'espérer, l'élégance de ne pas échanger un sourire complice en évoquant l'homme que le président Bush a toujours refusé de rencontrer, l'ex-premier ministre Jean Chrétien. En remerciant le président étatsunien de lui accorder quelques minutes de son précieux temps, Paul Martin a quand même dû souhaiter que « demain » soit plus cordial que les jours passés. Magnanime, George Bush a dû laisser tomber un « oublions cela ». Exit Jean Chrétien aussi silencieusement qu'un négligeable fantôme.

Le reste relève de la caricature. L'un, engoncé dans sa vision d'un monde soumis à l'empire du Bien, a dû répéter à son invité canadien que l'Amérique (!) allait l'emporter et qu'elle saurait récompenser ses vrais alliés. L'autre, dont le gris demeure la couleur favorite, a probablement offert la collaboration du Canada au bouclier spatial de manière à éviter (?) la militarisation de l'espace. Les deux hommes ont peut-être bifurqué un instant vers le terrain économique, question de se féliciter mutuellement d'un certain embellissement des perspectives et de s'accorder un répit. Le président Bush aura peut-être ajouté à ses commentaires économiques un mot à propos du détestable « séparatisme » québécois. C'est un autre terrain d'entente entre les deux hommes que ce recul du courant souverainiste : fierté chez Paul Martin, contentement chez George Bush, adéquatement renseigné à ce sujet par l'ambassadeur étatsunien au Canada, Paul Celluci. Il n'est pas dit, cependant, que le président Bush ait accordé plus d'attention aux comptes rendus de son ambassadeur au Canada qu'aux avertissements du FBI à propos d'al-Qaeda... Ne misons pas trop sur de telles précisions, car cela révélerait une peu vraisemblable connaissance des dossiers.

(Dans une fine analyse du politologue Guy Lachapelle publiée dans la Revue française de science politique de décembre 2003, cette dimension de l'ambivalence canadienne affleurait clairement. Intitulé Pourquoi le gouvernement canadien a-t-il refusé de participer à la guerre en Irak?, le texte du politologue de Concordia reprenait les propos de l'ambassadeur Celluci rapportés par Le Devoir (25 avril 2003) : « Nous savons que le Québec est très pro-américain, très partisan du libre-échange. (...) Nous savons que ce sentiment puissant contre la guerre est historique, que cela fait partie de la culture québécoise depuis longtemps. Nous avons donc clairement dit dans nos rapports à Washington que, malgré le sentiment anti-guerre du Québec, il y persistait un sentiment pro-américain, qu'il ne fallait pas interpréter cela comme une réaction contre les États-Unis. »)

On aura compris à qui revenait l'initiative de la conversation. Intarissable et buté dès qu'il s'agit de son obsession anti-terroriste, le président Bush n'allait certes pas la mettre en veilleuse pour faire plaisir à Paul Martin. Ce qui n'empêchera pas la version officielle de se satisfaire d'un double poncif : il n'a pas été question de cela entre nous et, de toute façon, le Canada est un pays autonome qui adopte les positions de son choix. Cela dit, bien sûr, avec le plus grand sérieux.

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George Bush a-t-il sondé le premier ministre Paul Martin à propos du déclenchement de la campagne électorale? Ce ne serait guère protocolaire, mais l'objection ne pèse pas lourd aux yeux de l'actuel occupant de la Maison-Blanche. En revanche, on peut penser que l'espionnage étatsunien, qui épie selon ses besoins les membres du Conseil de sécurité, sait déjà à quoi s'en tenir, à condition toutefois que Paul Martin le sache lui-même. Plus subtil, George Bush aurait peut-être souligné à son vis-à-vis qu'une bonne portion de son électorat, surtout dans les Prairies, souhaite un net réchauffement des relations entre les deux pays et même un alignement des positions canadiennes sur celles de la Maison-Blanche. Supputations peu probables, cependant, que celles-là : l'hégémonie étatsunienne ne quémande pas.

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Il fallait pourtant que soient évoquées les frictions entre les États-Unis et le Canada. Même si le président américain a invité à son ranch la planète entière sans jamais traiter convenablement son premier partenaire commercial, le président Bush devait permettre à Paul Martin de sauver la face. Cela coûte d'ailleurs si peu au président américain d'affirmer la main sur le coeur que l'amitié entre les deux pays permettra de dissiper les malentendus occasionnels. À son retour au pays, Paul Martin pourra plastronner et se vanter d'avoir plaidé la cause canadienne en haut lieu. Le bois d'oeuvre? Les mécanismes d'arbitrage font leur travail et il s'agit d'attendre leur verdict. (Ce qui ne signifie pas que les États-Unis n'iront pas en appel une fois de plus.) La vache folle? Les contrôles se sont resserrés et on peut espérer une reprise des exportations canadiennes avant trop longtemps. La déportation de citoyens canadiens vers des pays étrangers? Parions qu'il n'en fut même pas mention...

Soucieuse de renseigner son opinion publique sur toutes les questions importantes, la presse étatsunienne n'a pas écrit un traître mot au sujet de la rencontre entre le suzerain et son vassal. L'entêtement aura eu la partie belle. Tant de génuflexions pour une si courte bénédiction.


Laurent Laplante

P.S. Une question me vient à l'esprit qui mériterait plus d'espace qu'un post-scriptum. Chaque fois qu'une armée entre en campagne, chaque fois qu'une garnison prend ses quartiers en territoire étranger, la prostitution sévit de façon industrielle avec l'environnement que cela entraîne. Après coup, l'occupant présente des excuses aux « femmes de consolation » survivantes. Comme la pudique administration Bush n'aborde jamais ce thème, devons-nous conclure que les G.I. en mission en Irak ont sublimé leurs pulsions et ne demandent pas le repos du guerrier? Certaines images invitent pourtant à croire que certains militaires manquent de « dérivatifs ».



RÉFÉRENCES :

Recherche : Mychelle Tremblay

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