Dixit Laurent Laplante, édition du 29 avril 2004

Un échiquier bigarré

Même si mon âme impure puise un plaisir inavouable au spectacle des divers clans du Parti libéral du Canada (PLC) en train de se déchirer allègrement, je ne parviens pas encore à imaginer que nous bénéficierons bientôt d'un changement de la garde. Je suis d'autant plus sceptique que les partis d'opposition, même s'ils jouissent d'une encourageante remontée, n'ont démontré jusqu'à maintenant ni grande stabilité ni force d'organisation. Leurs progrès proviennent surtout des cafouillages libéraux et peuvent fondre aussi vite qu'ils ont surgi. En termes de course hippique, on dirait probablement que le peloton est encore compact et qu'aucune bête ne s'est nettement détachée. Que les libéraux ne soient plus seuls dans la course contraste quand même d'heureuse façon avec ce qui s'annonçait il y a six mois.

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C'est au premier ministre libéral que nous devons l'actuelle transformation de la scène politique. Paul Martin, que les libéraux appelaient de leurs voeux et à qui les sondages promettaient un couronnement automatique, s'est révélé, à l'usage, au-dessous de tout. Ses stratégies lui explosent au visage, son cabinet, à peu d'exceptions près, propage l'ennui, ses politiques flottent dans l'imprécision, ses prises de position ne révèlent... aucune prise de position. Quand à son verbe, il est vide, flasque, sans force de conviction. Même les libéraux semblent étonnés de voir le paon dont ils rêvaient se réincarner aussi vite en vilain petit canard.

Pour compenser son manque de charisme et de profondeur, Paul Martin a choisi imprudemment de verser dans la rancoeur. Il tenait tellement à se démarquer de son prédécesseur Jean Chrétien qu'il a traité comme des pestiférés ceux et celles qui avaient entretenu de bonnes relations avec l'ancien premier ministre. Pire encore, il a déclenché une enquête destinée à prouver que les moeurs de l'ancien régime allaient s'épurer rapidement. On entrevoit les résultats : Paul Martin lui-même est éclaboussé par son enquête. Bien sûr, les témoins qui rattachent l'actuel premier ministre à la traditionnelle turpitude des libéraux ne sont pas des archanges de pureté ni des analystes neutres et sereins, mais Paul Martin les a si mal traités qu'il ne peut s'étonner d'être enseveli par leurs soins sous les soupçons.

Le PLC n'a pas encore perdu le pouvoir. En passant sous la barre des 40 %, il doit cependant redouter de ne plus assumer seul la totalité du pouvoir.

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Chez les conservateurs, le moral est à la hausse. Du moins l'était-il jusqu'à ce que Joe Clark affirme publiquement que, tout compte fait, le libéral Martin constitue un moindre mal que le conservateur Harper. Le parti est à une dizaine de points du parti libéral, ce qui contraste avec le fossé de trente points d'il y a quelques mois. Le risque est grand, cependant, que le Parti conservateur se retrouve tout à l'heure avec une réputation aussi amochée que celle du PLC : après tout, l'obsession antisouveraineté a provoqué chez les conservateurs de Brian Mulroney les mêmes raccourcis amoraux que chez les libéraux de Jean Chrétien et de Stéphane Dion. Autrement dit, le flou qui fait disparaître la ligne de démarcation entre le règne Chrétien et celui de Paul Martin est en train de brouiller aussi la césure entre les conservateurs de Brian Mulroney et le PLC. Si cette banalisation se poursuit, les conservateurs n'auront tiré qu'un médiocre avantage des erreurs stratégiques de Paul Martin. N'oublions pas non plus que, sur le fond de la question, Joe Clark a raison d'imputer au nouveau parti conservateur d'inquiétantes intentions.

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Heureusement, l'opposition ne se limite pas au Parti conservateur. Le Bloc québécois possède sur les conservateurs l'avantage de n'avoir jamais trempé dans la mauvaise gouvernance qui semble de mise en zone fédérale et dont les partis libéral et conservateur se transmettent les tristes traditions. Le Bloc profite donc autant et plus que les conservateurs de la défaveur qui frappe les libéraux. À tel point que le Bloc québécois pourrait, en théorie du moins, retrouver la représentation massive qui fit son orgueil il y a quelques années. J'avoue toutefois ne pas trop y croire. Le Bloc québécois ne s'est guère renouvelé. Il a même été handicapé par les positions adoptées par les premiers ministres québécois Bouchard et Landry. Le Bloc québécois ne pouvait quand même pas s'opposer au libre-échange quand le parti tuteur attachait le Québec aux thèses néolibérales. Ce fut dommage, car des gens comme Gilles Duceppe ou Francine Lalonde auraient pu, sans cette autocensure, renforcer les liens entre le Bloc québécois et la mouvance syndicale et communautaire. Paradoxalement, la défaite encaissée par le PQ a élargi la marge de manoeuvre du Bloc québécois, mais l'appel d'air que l'on ressent aujourd'hui arrive trop tard.

Reste le Nouveau Parti Démocratique (NPD). Bien des facteurs jouent présentement en sa faveur. Ils sont nombreux ceux et celles qui jettent dans le même sac libéraux et conservateurs : même laxisme, même copinage, même propension à mener des croisades contre toute différenciation des cultures canadiennes. À cela s'ajoute, malgré qu'il s'agisse de paliers politiques distincts, l'invraisemblable succession d'erreurs commises par le gouvernement québécois de Jean Charest. Certes, ni les libéraux fédéraux ni leurs homologues conservateurs n'ont à expier les improvisations des libéraux québécois de Jean Charest, mais le fait demeure : en agressant les syndicats, les groupes communautaires, les parents et même certains alliés patronaux, l'équipe de Jean Charest pousse vers le NPD des milliers d'électeurs déterminés à canaliser leur protestation vers le premier parti disponible. Pour peu que Jack Layton garde sous contrôle la sempiternelle propension néodémocrate à la centralisation, il trouvera au Québec quelque chose de la sympathie que le NPD suscitait au temps des Robert Cliche, David Lewis, Frank Scott, Philip Edmundston... Layton devra toutefois se rappeler que le NPD, pour diverses raisons, a toujours connu de meilleurs résultats dans les sondages que lors des scrutins... Bien des intellectuels se prononçaient en faveur du NPD en réchauffant leur verre de cognac, mais oubliaient ensuite d'aller voter contre les « corporate welfare bums ».

Pour beaucoup d'électeurs, il s'agira d'un choix déchirant entre le désir d'une plus grande équité économique et sociale et le maintien à Ottawa d'une présence souverainiste. Au stade actuel, le NPD semble en meilleure posture que son rival et « cousin » en social-démocratie. En effet, Jean Charest a créé les conditions favorables à l'émergence d'une gauche modérée et articulée; le NPD peut en profiter plus que le Bloc.

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Ne prévoyons quand même pas un gouvernement néodémocrate. Contentons-nous d'une hypothèse alléchante : un gouvernement libéral minoritaire soutenu conditionnellement par un groupe substantiel de députés néodémocrates. Quand se réalisèrent ces coalitions, le Canada eut droit à des gouvernements polis, prudents, contraints de tempérer les emportements néolibéraux. Ce n'était pas si mal.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040429.html

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