Dixit Laurent Laplante, édition du 19 avril 2004

Quel remède à la surdité?

Si un sourd prétend qu'aucune sirène n'a retenti avant l'embrasement généralisé de la maison, il n'est pas requis de fusiller immédiatement les veilleurs ou les pompiers. C'est pourtant ce que recommande le président Bush dont l'ouïe politique est notablement déficiente. La preuve qu'il donne de l'ineptie des services secrets étatsuniens, c'est, en effet, qu'aucun avertissement inquiétant ne lui est parvenu en 2001 pour l'éveiller aux risques d'attaques terroristes en sol américain. Et, pour que sa totale surdité soit désormais clairement établie, il affirme que les nouvelles en provenance de l'Irak sont, dans l'ensemble, encourageantes. Puis, il endosse la politique immorale et raciste d'Ariel Sharon comme si, une fois encore, personne ne lui avait rappelé les mérites de la légalité et du sens commun. Surdité décidément résistante dont découlent deux questions de taille. D'une part, pourquoi la subite amplification de la protestation irakienne? D'autre part, le candidat démocrate John Kerry promet-il une correction crédible de trajectoire?

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Parmi les hypothèses qui prétendent expliquer la brutale aggravation de la situation irakienne, celle qui gagne du terrain fait de Paul Bremer un facteur déterminant. Le monsieur, pourtant diplomate de carrière, aurait commis l'erreur de dire tout haut ce qui, pense-t-on, devait demeurer dans l'implicite. Bremer a déclaré que les troupes étatsuniennes camperont en Irak longtemps après la passation des pouvoirs prévue pour la fin de juin. Cela, de surcroît, aurait été dit sans la moindre précision quant à la durée de cette occupation militaire. Il n'en fallait pas davantage, selon ceux qui avancent cette théorie, pour que les Irakiens, prêts à patienter quelques semaines, posent dès maintenant les gestes qu'ils réservaient pour l'été prochain.

Si la déclaration de Bremer a mis le feu aux poudres en dissipant les illusions irakiennes (?) au sujet du départ de l'armée d'occupation, comment doit-on interpréter le discours du président Bush? Cette fois, ce n'est pas l'émissaire, mais le grand décideur lui-même qui avertit les Irakiens que la passation des pouvoirs n'entraînera pas l'allègement de la présence étatsunienne en Irak. En s'engageant à maintenir en Irak les soldats étatsuniens et même à augmenter les effectifs, le président Bush laisse entendre que la déclaration de Paul Bremer avait été dûment approuvée ou inspirée par la Maison-Blanche. Ne concluons donc pas à une improvisation de Bremer. La nouvelle résistance irakienne s'enracine probablement dans d'autres causes.

Alors? L'entêtement de l'administration Bush est si obtus que la réalité en perd son poids. « Nous gagnerons » est devenu le slogan, un mot d'ordre qui détonne dans la bouche de ceux qui se qualifiaient hier de libérateurs. Constatons que, face à une opinion publique devenue flottante, la Maison-Blanche a choisi de rassurer non pas ceux qui désirent un apaisement, mais ceux qui tiennent à ce que les États-Unis se montrent inflexibles. J'aurais préféré croire à une bourde de Bremer.

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Comme pour confirmer que l'administration Bush, malgré les avertissements que lui servent désormais les grands médias des États-Unis et plusieurs capitales, persiste dans son culte de la force brute, la Maison-Blanche vient d'avaliser le plan concocté par Ariel Sharon pour boucher les horizons au Proche-Orient. Sans jamais donner la parole aux Palestiniens, le président Bush accepte que soit modifiée la frontière entre Israël et ses voisins, que meure tout espoir d'un État palestinien autonome et viable, que l'ensemble des reproches formulés par la communauté internationale à l'endroit d'Israël sombre dans le mépris.

Certes, l'histoire conserve le souvenir d'autres redéfinitions de frontières effectuées dans l'arbitraire et au mépris de peuples entiers. Il est quand même troublant que le maintien d'une aussi répugnante tradition soit assuré conjointement par l'État qui donne des leçons de démocratie au monde et par l'État issu de l'holocauste.

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Peut-on espérer de John Kerry, advenant son accession à la présidence, qu'il réoriente la politique de la Maison-Blanche et qu'il guérisse l'affligeante surdité de l'administration étatsunienne? J'avoue en douter. Non pas que le ton soit le même dans le camp démocrate et chez les faucons de l'administration Bush, mais parce que John Kerry ne promet jusqu'à maintenant que des retouches cosmétiques. Ni à propos de l'Irak ni à propos du Proche-Orient, le candidat démocrate n'incarne jusqu'à maintenant le nécessaire renouveau.

Affirmer que l'ONU devrait se substituer aux États-Unis dès juin prochain (ou un peu plus tard), ce n'est pas, en soi, une crédible correction de trajectoire. Ce n'est pas la première fois, en tout cas, que les États-Unis tentent d'attacher l'ONU à leur char et lui offrent le privilège (?) de réparer les dégâts qu'elle n'a pas causés. En poursuivant dans cette voie, Kerry endosse les positions inacceptables qui ont été jusqu'à maintenant celles de l'administration républicaine : à l'ONU d'acquitter l'addition sans pour autant contrôler quoi que ce soit. Le bon sens le plus élémentaire exigerait plutôt que l'inverse se produise et que les États-Unis financent la reconstruction de ce pays ébranlé par dix ans de sanctions abusives et une invasion injustifiée. Kerry a beau montrer une réconfortante déférence à l'égard de l'ONU, il lui demande quand même, lui aussi, de payer pour les frasques étatsuniennes. Le candidat démocrate à la présidence ne renouvelle pas non plus les perspectives quand il invite une OTAN « sous commandement américain » à prendre la relève. Cela s'appelle reprendre de la main droite ce que la gauche semble concéder. Louis Balthazar, sur ce thème, écrit avec justesse que « les États-Unis n'ont jamais été membres d'une alliance qu'ils n'ont pas contrôlée ». L'OTAN aux commandes, c'est encore et toujours l'occupation américaine et Kerry devrait avoir compris que les Irakiens n'en veulent pas.

John Kerry ne fait pas mieux quand il avalise l'endossement donné par l'administration Bush à l'expansionnisme brutal d'Ariel Sharon. Bien sûr, en campagne électorale, aucun segment de l'électorat n'est négligeable. Bien sûr, l'électorat juif représente 2 % de la population étatsunienne, mais 4 % des électeurs actifs. On aurait quand même préféré que Kerry rappelle à ses compatriotes les mérites du droit international et les invite à dégager leur pays des ornières creusées par Ariel Sharon. Kerry démontre présentement qu'il sait calculer, mais il n'a pas prouvé que les principes pèsent lourd dans ses supputations.

La surdité politique serait-elle contagieuse?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040419.html

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