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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 avril 2004

À quel fil tient la diffusion publique?

Comme si les événements de septembre 2001 n'avaient pas suffisamment poussé les médias vers l'hystérie sécuritaire et le conformisme, des offensives se préparent un peu partout pour ébranler ce qui reste de radiotélédiffusion publique. L'exemple le plus spectaculaire est assurément celui de la BBC dont le scalp est ardemment recherché par le premier ministre Tony Blair. Les propos faussement candides des ministres québécois Yves Séguin et Monique Jérôme-Forget au sujet de Télé-Québec constituent quand même, à leur échelle, une autre volet de la même propension. Quant à Radio-Canada, elle a à peine besoin de menaces pour s'autocensurer et verser dans un populisme aberrant. L'analyse ne serait pourtant pas complète si l'on oubliait que les artisans de la radiotélédiffusion publique cèdent eux-mêmes plus souvent que nécessaire aux mirages de la cote d'écoute. D'un côté, des gouvernants qui ne croient pas aux vertus de la radiotélédiffusion publique; de l'autre, des gestionnaires et même des professionnels de la diffusion qui ne savent où puiser leurs modèles de radio et de télévision.

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De l'affrontement entre Tony Blair et la BBC au cours de l'année écoulée, une conclusion se dégage : l'essentiel des torts se situait du côté gouvernemental, mais la BBC a encaissé la quasi totalité des reproches. En nommant lord Hutton juge et arbitre, le premier ministre britannique s'assurait-il d'avance d'un résultat plus conforme aux voeux du gouvernement qu'à la réalité? Je déteste trop les procès d'intention pour l'affirmer, mais je ne résiste que péniblement à la tentation. Chose certaine, la BBC a eu d'emblée raison d'affirmer que le dossier gouvernemental au sujet des armes irakiennes avait été gonflé comme la grenouille de la fable. Que certaines de ses vedettes en aient rajouté n'empêche pas ce reproche capital de s'appliquer pleinement. Preuve en est qu'on cherche toujours les armes que Tony Blair jure avoir vues de ses yeux vues.

Coupable d'avoir eu raison contre un chef politique qui a donné au label travailliste une acception inattendue, la BBC suscite en outre la concupiscence des tycoons qui tiennent à placer tous les médias sous la coupe du néolibéralisme. Dans ce pays où la notion de public opinion a conquis ses lettres de noblesse, il est triste d'observer la montée en puissance du jaunisme médiatique le plus contraire aux besoins démocratiques. Si Tony Blair et les différents Rupert Murdoch avec lesquels il pactise parviennent à émasculer la BBC, une référence essentielle disparaîtra. Ce que la presse écrite du secteur privé n'offre plus, la téléradiodiffusion publique s'en dispensera également.

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Au Québec et au Canada, la situation n'est guère plus reluisante. Dans le monde de l'écrit, la concentration a réduit à l'oligopole l'ancienne diversité des titres. Les renvois d'ascenseur et les conflits d'intérêts se multiplient comme pissenlits au printemps; ils sont même si nombreux que rares sont les unes du Journal de Montréal ou du Journal de Québec qui ne cherchent pas à pousser en avant les autres composantes de l'empire Québécor. Comme les croisements d'intérêts rejoignent, outre l'écrit, la radio, la télévision et la câblodistribution, il ne faudrait pas s'attendre à ce que la population bénéficie d'une diversité de points de vue.

Ne reste donc qu'un espoir, celui de trouver dans la radiotélédiffusion publique un minimum d'oxygène et, plus précisément, de souci culturel. Espoir quotidiennement déçu et que nos deux paliers de gouvernement promettent de dessécher encore davantage. Faute d'y trouver mon compte, la télévision dans son ensemble ne m'intéresse plus depuis des années. Rares sont les commentaires des amis qui me donneraient le goût d'y chercher de nouveau une certaine densité de culture ou même d'information. En principe, mais sans grande conviction, je parierais quand même sur la télévision publique, qu'elle relève de Radio-Canada ou de Télé-Québec, pour se détacher quelque peu du magma, tout simplement parce que le financement y échappe au moins en partie aux pressions des commanditaires. Quand je lis le pamphlet de Jacques Keable sur la trouille qu'éprouve la télévision publique devant le livre, je me demande cependant si mon préjugé favorable résiste à l'examen (La grande peur de la télévision : Le livre, Lanctôt éditeur, 2004). Autre motif de désintéressement et d'inquiétude, la radio de Radio-Canada, qui me paraissait résister plus fermement au débraillé et au nivellement par le bas, me semble glisser elle aussi vers un vedettariat interchangeable, la confusion des genres et un engouement irréfléchi pour les palais de justice.

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Faut-il abandonner la radio et la télévision publiques au néolibéralisme ambiant et à une réingénierie démagogique? Je ne le crois pas. Autant il est sain de témoigner d'un solide esprit critique à l'égard des antennes qui appartiennent au public, autant il faut demeurer conscient que les dérapages et les irresponsabilités grossières sont dix fois pires chez « les amis d'en face ». Si la radio et la télévision doivent redevenir dignes d'écoute, c'est par le secteur public que le redressement se fera en premier lieu. Peut-être est-il trop tard. Peut-être avons-nous trop tardé collectivement à en réclamer davantage du secteur public. Les pessimistes jugeront que le jeu n'en vaut plus la chandelle; les entêtés rappelleront qu'aucune démocratie n'est possible sans une information fiable et aérée et qu'elle ne peut provenir que du secteur public.

Il faut donc revigorer ce qui en subsiste. Pour cela, deux combats. Le premier pour donner aux réseaux publics quelque chose de l'autonomie financière et politique dont jouit la BBC depuis des années; le second pour que les professionnels à l'emploi des réseaux publics se sachent responsables de quelque chose d'essentiel. Si la BBC a pu, jusqu'à ce qu'un gouvernement immergé dans un mensonge têtu s'en prenne à sa liberté, recueillir et diffuser une information et une culture de haut niveau, c'est que la majeure partie de son financement n'est pas soumise aux caprices des élus. La « redevance » constitue l'équivalent d'un pouvoir de taxation et elle fonde - jusqu'à maintenant du moins - la liberté de la BBC. Radio-Canada et Télé-Québec n'ont aucun équivalent et les gouvernants ne se gênent pas pour tirer sur leur laisse. Le problème est particulièrement criant à Radio-Canada, car une tradition qui s'est rarement démentie impose à la Société une direction généralement apparentée au Parti libéral. On n'a qu'à se rappeler les noms de quelques présidents pour s'en convaincre...

C'est dire qu'un financement statutaire ne suffirait pas à redonner audace et épine dorsale aux réseaux publics. Encore faut-il que la gestion et la production s'y dotent de critères d'évaluation autres que la cote d'écoute. Et que les réseaux publics se sachent différents et le prouvent dans l'embauche de leurs artisans et de leurs vedettes.

Ne pas mener le premier combat, c'est confier aux réseaux publics une mission impossible et déprimante; ne pas consentir au second, c'est gaspiller des fonds publics dans une imitation stérile de la radio et de la télévision commerciales.


Laurent Laplante

P.-S. J'admets que mes attentes à l'égard de la radiotélédiffusion publique sont élevées, peut-être irréalistes. Il y a plus de vingt-cinq ans, à l'époque où la programmation éducative de Radio-Québec (ancêtre de Télé-Québec) devait recevoir l'approbation de la Régie des services publics du Québec, j'ai été l'un de trois régisseurs appelés à effectuer cet examen critique. J'ai alors rédigé une opinion dissidente : je ne me résignais pas à ce qu'une télévision éducative s'abreuve à la publicité... On voit que les pièges se sont peu renouvelés et que... le vieillissement ne m'a pas amélioré.


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