Dixit Laurent Laplante, édition du 5 avril 2004

Obsessions et angles morts

Les indices ne trompent pas. Ils convergent d'ailleurs, qu'on les débusque dans la campagne présidentielle américaine, dans les élections régionales françaises ou dans les exercices budgétaires vécus ces jours derniers au palier fédéral canadien ou dans plusieurs provinces du pays. Ils disent tous ceci : le terrorisme et les coûts de la santé sont devenus les seules préoccupations des pouvoirs publics et peut-être de la population. Le reste, de l'environnement à l'éducation, de la culture au logement social, est considéré comme compressible et même escamotable. Une société à ce point obsédée par la peur de l'attentat et de la maladie est pourtant une société déjà frappée de sclérose et emportée par la mort. Au nom de quoi la vie doit-elle être un parcours sans risque aucun?

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L'hystérie provoquée par septembre 2001 propage toujours les mêmes ondes. D'une part, l'alignement sur les choix étatsuniens a valu à plusieurs pays de perdre des ressortissants en Irak et de subir la riposte offerte par un fondamentalisme sanguinaire à un fondamentalisme agressant. Des soldats polonais et italiens et des civils espagnols sont tombés victimes d'un affrontement aussi illégitime d'un côté que de l'autre. On comprend que l'opinion soit choquée et inquiète. D'autre part, les dépenses consenties au nom de la lutte contre le terrorisme ont dicté à plusieurs pays, dont le Canada, de nouvelles priorités budgétaires sans qu'en résulte le « monde plus sûr » promis par le président Bush. À titre d'exemple, le Canada engouffre 7 milliards $ supplémentaires en cinq ans au chapitre de la sécurité, mais la vérificatrice générale ne voit guère d'amélioration.

Cette orientation provoque des inconvénients qualitatifs encore plus dévastateurs que les retombées pécuniaires. Un peu partout, à l'exemple et sous la pression des États-Unis, la paranoïa policière est encouragée et les débordements du soupçon sont avalisés. La présomption d'innocence s'érode et les perquisitions se multiplient sans surveillance judiciaire. Des gens sont arrêtés et déportés sans que la société sache ce qu'on leur reproche. Certes, le terrorisme est un fléau, mais ce n'est pas en houspillant les populations civiles ni en envahissant un pays nullement impliqué dans les attentats qu'on déjouera les complots des assassins. Le prix versé pour vaincre le terrorisme est aujourd'hui excessif et mal dépensé.

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Ce que la hantise du terrorisme ne gruge pas dans les budgets publics, l'inquiétude à propos des soins de santé s'en empare. On devrait cependant vérifier, comme dans le cas des mesures de sécurité, si le gonflement des budgets voués à la santé débouche sur les résultats promis par les uns et attendus par les autres. Il ne s'agit pas de se blinder le coeur face à la misère humaine, mais de ne pas verser des milliards supplémentaires dans le tonneau des Danaïdes.

On tient pour acquis que les soins de santé souffrent d'un sous-financement chronique. C'est d'ailleurs en brandissant les « criantes insuffisances » des budgets provinciaux en matière de santé que, dans le cas du Canada, l'on vilipende les politiques fédérales et que l'on dénonce le déséquilibre fiscal entre les deux paliers de gouvernement. Si, d'aventure la pression se fait moins forte en faveur de budgets requinqués, il se trouvera sans doute une station de radio ou de télévision pour dénoncer un engorgement des salles d'urgence passé, présent ou appréhendé. On entendra également telle association de professionnels de la santé, médecins au premier chef, s'inquiéter des risques que court le public à cause de la pingrerie gouvernementale. Corollaire obligé et prévisible, même le plus frugal budget public dispensera le ministère de la Santé des coupures imposées aux autres secteurs.

Il faudrait pourtant, avant de souscrire à des pressions trop péremptoires et systématiques pour être toujours pleinement justifiées, scruter de plus près les certitudes qui fondent les incessantes réclamations et les non moins constantes additions. Un peu comme chez Orwell, le ministère qui se pique d'assurer « la santé et les services sociaux » porte un nom largement immérité. Les services sociaux préoccupent si peu les gouvernants, y compris le ministre titulaire, qu'on raccourcit distraitement le nom du ministère pour n'évoquer que les besoins en santé. Services sociaux? Connais pas. Même en tronquant le nom du ministère, il y a fumisterie, car la pathologie y importe plus que la santé, plus que la prévention, plus que l'intervention sur les déterminants de la santé. On ne parvient même pas à financer décemment les services de soutien à domicile qui sont pourtant infiniment moins coûteux.

Où vont donc les milliards destinés à la santé et aux services sociaux et interceptés par la pathologie? Aux hôpitaux, à une rémunération à l'acte encore trop fréquente et à une honteuse prolifération des médicaments.

À l'examen, il s'avère, en tout cas, que les dépenses dites de santé croissent au rythme des effectifs médicaux. Un médecin de plus, ce n'est pas une répartition différente des mêmes services, mais une demande supplémentaire. Un médecin de plus, ce n'est pas non plus un gain pour les régions, mais un ajout aux services métropolitains. La concentration des effectifs médicaux dans les grands centres demeure, à peu de choses près, aussi imperméable qu'autrefois aux réclamations des régions. Des différences existent, entre McGill et Laval par exemple, quant au pourcentage de diplômés qui consentent à « s'exiler » en province, mais cela n'infléchit pas le financement dans un sens favorable aux facultés qui disposent mieux à une vision sociale.

La frustration s'accroît encore quand on regarde la prolifération frénétique des médicaments. Leur coût croît à un rythme infernal, si bien (?) que les médicaments accaparent aujourd'hui une plus grande part des dépenses de santé que la rémunération des personnels. Pourtant, les spécialistes eux-mêmes admettent qu'un pourcentage élevé des ordonnances rate la cible. Quand le Québec requiert 84 millions d'ordonnances en un an, c'est-à-dire 12 par personne par an, il serait naïf de croire, en effet, que toutes furent indispensables et adaptées aux besoins. On ne sait pas toujours ce qu'on prescrit et on prescrit au passage de l'inutile aussi bien que du nocif. Les gens sont attachés à leurs pilules? Peut-être, mais ils ne maintiendraient pas leur dépendance sans de coupables complicités et de fausses mansuétudes. D'ailleurs, les ordres professionnels ne voient pas, du moins pas avec une clarté propice à l'action, qu'il est indécent et conflictuel de succomber aux pressions exercées par l'industrie pharmaceutique sous forme de cadeaux, de voyages, d'équipement informatique, de ristournes. Retour d'Hawaï, le congressiste ne garde-t-il pas un inévitable penchant pour certains produits? Si un ministre n'a pas droit à des voyages gratuits, pourquoi les ordres professionnels bénissent-ils ces « suppléments »?

L'argent manque? En sommes-nous certains?

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Pendant que sévissent les coûteuses certitudes au sujet du terrorisme et de la pathologie, nos sociétés négligent et affament des secteurs davantage porteurs d'espoir et d'équité. L'environnement est abandonné aux appétits irresponsables des pollueurs myopes. Les garderies et l'ensemble des réseaux de l'éducation sont privés d'oxygène. La culture est jetée en pâture aux comptables comme une pièce de boeuf sur l'étal du boucher. On sursaute à peine quand un ministre des Finances estime que l'État n'a peut-être pas à financer un réseau de télévision. Qu'il s'agisse de télévision éducative ne trouble guère le cher homme, qui voudra peut-être vendre aussi la Bibliothèque nationale ou confier la vérification des états financiers de l'État à ses anciens collègues du privé.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040405.html

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