ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Québec, le 1er avril 2004

Propagation de l'impunité et privatisation de la guerre

Bien peu trouvent plaisir à décortiquer leur décisions. La plupart admettent, toutefois, que la reddition de comptes fait partie du respect dû aux autres, qu'il s'agisse des proches, des employeurs ou de la société. Quiconque reçoit mandat s'attend à ce que le mandataire veuille savoir comment s'est effectuée la mission. Chose certaine, la démocratie perd son sens si ceux qui prétendent gouverner au nom du peuple et proposer à l'humanité un idéal de transparence se rebiffent contre toute reddition de compte. Le décalage entre l'affirmation et la pratique tourne au scandale quand ceux qui s'estiment dispensés de publier leur bilan exigent des autres une confession générale. Le clan de ces hypocrites comprenait déjà Israël et les États-Unis de George Bush; il se gonfle sous nos yeux des mercenaires qui accroissent l'impunité en servant d'alibi aux dictatures comme aux fausses démocraties.

--------

Presque depuis sa naissance, l'État d'Israël a maille à partir avec la communauté internationale. Né de l'amnésie et de l'irresponsabilité européennes, cet État a d'emblée suscité la colère dans un monde arabe qui n'avait en rien contribué à l'holocauste et qui devait pourtant payer la réparation. Le fanatisme aidant, plusieurs pays se sont tôt employés à compliquer le développement d'Israël et on pourrait admettre que ce pays se soit senti, pendant un temps au moins, injustement traité. Au bout d'une vingtaine d'années, cependant, Israël était en mesure non seulement d'assurer sa survie, mais de passer à l'expansion territoriale et à l'intimidation de ses voisins. Les blâmes dont Israël fait l'objet depuis lors s'expliquent aujourd'hui le plus souvent par les abus israéliens, mais l'État d'Israël les ignore tous comme si personne n'avait compétence pour le rappeler à l'ordre. C'est un premier cas d'impunité cavalièrement affirmée.

Les États-Unis affichent la même morgue. Eux aussi s'estiment au-dessus des conventions internationales, qu'il s'agisse des traités de non-prolifération nucléaire ou des droits des prisonniers de guerre, de la peine de mort appliquée aux mineurs ou des mines antipersonnel. Aussi allègrement que s'il s'agissait d'un sport inoffensif, ils portent la guerre partout où ils jugent leurs intérêts menacés ou même simplement concurrencés. Bien sûr, quand viennent les reproches, les États-Unis ont tôt fait de les balayer. Personne ne les empêchera de « défendre leur sécurité ». Si des alliés veulent se joindre à eux, ils sont les bienvenus, mais les États-Unis agiront seuls aussi souvent qu'ils le jugeront opportun. À cette suffisance s'ajoute, comme un corollaire obligé, l'impunité triomphante : aucun Étatsunien ne sera traduit devant l'un ou l'autre des tribunaux internationaux auxquels les États-Unis défèrent pourtant les ressortissants des autres pays. Pareil comportement est si imprégné de racisme et de prétention pharaonique qu'en résulte dans le peuple étatsunien la conviction exorbitante de mériter l'impunité. Dans la corruption des consciences que provoque le pouvoir absolu, l'impunité occupe une place de choix.

Sur ce terrain, il est même devenu difficile de déceler plus qu'une nuance entre les démocrates et les républicains. Si différence il y a, elle est de forme plus que de substance.

--------

Comme si ces honteuses impunités ne suffisaient pas, d'autres sont aujourd'hui puissamment mises en marché. En Irak, par exemple, nombre d'entreprises qui ont obtenu des contrats accordés par la très sélective administration Bush embauchent de véritables armées de mercenaires qui ne rendront de comptes qu'à leurs commanditaires directs. On vend aux « reconstructeurs » l'équivalent d'une sécurité clé en main. « Construisez sans vous préoccuper de la situation sociale. Nous nous occupons de ceux qui voudraient vous nuire. »

C'est par milliers désormais que des « soldats de fortune » recyclent leurs talents (?) partout où les occupants étatsuniens préfèrent ne pas engager la responsabilité ou les fonds publics de leur pays. On comprend l'astuce. Si, en effet, Haliburton reçoit (sans appel d'offres) un contrat juteux, le Pentagone y intègre les millions supplémentaires dont Haliburton aura besoin pour acheter la sécurité de son personnel. Et Haliburton prendra langue avec un sous-traitant spécialisé dans l'embauche de mercenaires. Double avantage : une partie du budget consacré à la sécurité ne repose plus sur les épaules de l'armée et disparaît dans les achats censément civils; le comportement des effectifs chargés de la sécurité n'est plus régi par qui que ce soit et surtout pas par les conventions internationales. Un GI, même jugé par ses semblables, attire l'attention; un mercenaire de provenance chilienne ou irakienne ou canadienne passe presque inaperçu s'il se substitue au soldat américain et même s'il se conduit comme une brute. L'impunité gagne ainsi du terrain aux dépens de la transparence et de l'indispensable reddition de comptes.

Quand une information transmise par Radio-Canada décrit comme des gardes du corps les ressortissants, un Canadien et un Britannique, récemment tués dans un guet-apens en sol irakien, il faudrait donc préciser les contours de l'affaire. Ces hommes étaient-ils à l'emploi de pouvoirs publics? Étaient-ils plutôt payés directement par General Electric? Étaient-ils, hypothèse suprêmement désagréable, à l'emploi d'un fournisseur de mercenaires en relation contractuelle avec General Electric? Cela fait toute la différence du monde quant au coût, mais aussi quant à la transparence de la reddition de comptes. Peut-être est-il indiqué, dans des environnements peu rassurants, qu'un ingénieur civil soit encadré d'armoires à glace aux réflexes félins, mais on aura raison de s'inquiéter si, au lieu d'une protection policière ou militaire, les entreprises s'en remettent à des armées capitalistes et à des hommes de main sans allégeance autre que celle du chéquier.

D'ailleurs, on a déjà dépassé le stade des supputations. Comme l'armée d'occupation ne parvient pas à donner à l'Irak une sécurité constante, des promoteurs ont vu là un vide à combler. Ils mettent de véritables escadrons à la disposition des entreprises comblées de plantureux contrats du Pentagone, mais dont les employés réclament une protection minimale. Il ne s'agit plus de simple gardiennage, ni même d'occasionnels gardes du corps, mais de phalanges fonctionnant de façon lucrative et n'observant aucun des principes censés régir les armées et les corps policiers. Le néolibéralisme, une fois de plus, libère l'État de fonctions que l'État ne devrait jamais déléguer; il autorise une menaçante impunité à envahir de nouveaux territoires. Que reste-t-il de la démocratie?

--------

À l'impunité d'États plus musclés que démocratiques et transparents s'ajoute ainsi, sans qu'on en sache grand-chose, la rentable impunité de mercenaires et d'entreprises privées dont les revenus sont fonction de la fabrication d'armes, de l'embrasement de nouveaux foyers, de l'édification de barrières entre les populations autochtones et les occupants étrangers. Même quand la guerre était apparemment conduite par des États, elle profitait à certains vampires de l'entreprise privée; si la guerre relève maintenant d'entreprises cotées en bourse, ne nous étonnons pas qu'on veille à ce que les conflits sévissent éternellement. Et, sur cette belle lancée, pourquoi ne pas embaucher massivement des enfants-soldats? S'ils coûtent moins cher, peut-être laisseront-ils une meilleure marge bénéficiaire?


Laurent Laplante

RÉFÉRENCES :

Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie