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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 29 mars 2004

Le réalignement canadien

Les partis politiques canadiens changent sans changer tout en changeant. Direction, moeurs, popularité, tout, pourrait-on croire, subit une mutation profonde. En réalité, le travail cosmétique draine tellement d'énergie et titille tellement l'attention qu'on en oublie de vérifier si les modifications correspondent aux affirmations. Qu'il soit permis d'en douter, même si certains coups de semonce trouvent un écho dans la classe politique. La facette la plus réjouissante, pour peu que l'humeur de l'électorat dure plus longtemps qu'un brouillard matinal, c'est qu'émerge timidement une certaine diversité de perspectives. Rien qui soit assuré, rien qui soit radical, mais quelque chose qui laisse présager que peut-être un jour l'ombre du commencement d'un soupçon de liberté de choix...

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C'est à la tête du Parti libéral du Canada (PLC) et donc du gouvernement que s'est produit le changement le plus tangible. Une mue plutôt qu'une mutation. Après avoir imité pendant des années « le grand vizir qui voulait devenir calife à la place du calife », Paul Martin a enfin accédé au poste convoité. Ses premiers gestes l'ont révélé rancunier à l'extrême. Il a poussé en touche tous ceux (et toutes celles) qui pouvaient lui rappeler le règne de son prédécesseur Jean Chrétien. Il s'est dissocié verbalement des conduites qui furent celles du PLC pendant ces années où il ne dirigeait certes pas le parti ni le gouvernement, mais tout de même l'important ministère des Finances. Ces calculs mesquins n'ont valu à Paul Martin que peu d'estime. Au lieu de propulser la cote d'amour du PLC à de nouveaux sommets, comme le faisait prédire au cours des mois récents la popularité personnelle de Paul Martin, les premiers gestes du nouveau chef ont suscité le doute : que vaut sa parole?

Bien sûr, les stratèges qui peuplent l'environnement du nouveau premier ministre ont rapidement suggéré une riposte. Puisque la corruption avait marqué le PLC de profonds stigmates, il suffisait, pensait-on, de légiférer d'urgence sur ce front : protection des fonctionnaires assez courageux pour dénoncer les malversations, choix apolitique des dirigeants de corporations de la Couronne, nomination d'un conseiller à l'éthique plus libre de ses avis, etc. Jusqu'à maintenant, cette vertueuse offensive ne persuade que ceux qui voulaient l'être. D'une part, parce que le gouvernement Martin n'a rien fait pour soustraire aux inquisitions policières la journaliste qui a révélé la scandaleuse déportation d'un citoyen canadien par les services américains. D'autre part, parce que l'idée de confier aux « chasseurs de têtes » de l'entreprise privée le choix des grands commis de l'État constitue une dangereuse concession au néolibéralisme. Quant au conseiller à l'éthique, attendons de voir si l'on choisira une personne déterminée à parler librement et clairement. Comme Paul Martin a exploité personnellement jusqu'à la dernière minute les porosités des règles sur le financement électoral, il faudra plus que du maquillage pour qu'on le pense capable de scrupules.

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Deux des partis d'opposition ont également changé de chef. Les conservateurs, théoriquement unifiés, obéissent désormais à l'ancien chef du Reform Party, tandis que le Nouveau Parti Démocratique (NPD) s'est doté d'une direction aussi respectable que la précédente, mais peut-être plus belliqueuse. Quant au Bloc québécois, il a sans doute été aussi surpris que tout le monde en se découvrant à l'improviste plus populaire que le PLC auprès de l'électorat québécois. L'avance du Bloc peut fondre rapidement, mais elle aura étonné quand même.

C'est dire que le PLC de Paul Martin risque présentement une triple érosion. Advenant que le scrutin soit déclenché avant de sérieuses modifications dans les intentions de vote, le parti gouvernemental perdrait plusieurs sièges québécois aux mains du Bloc québécois et plus de sièges encore en Ontario et en Colombie-Britannique au profit du NPD et des conservateurs. La seule consolation qui s'offre au premier ministre Martin, c'est que son parti semble toujours assuré d'une pluralité de sièges. En d'autres termes, une élection hâtive permettrait probablement au PLC de terminer en première place, mais la probabilité d'une nette et classique majorité devient plus douteuse. Si tel devait être le résultat de la prochaine élection, le Canada entrerait dans une ère plus démocratique : le risque du parti unique s'éloignerait. À la limite, le pays renouerait avec les gouvernements minoritaires qui, pendant un temps, furent presque la règle.

Ne dégustons pourtant pas trop vite un tel réconfort. Le système électoral du « plus beau pays du monde » est si anachronique qu'un parti politique peut obtenir la majorité des sièges sans même accumuler 40 % des suffrages.

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L'analyse politique doit cependant aller plus loin. Le réalignement au moins temporaire qui s'est effectué découle, en effet, d'impressions superficielles. Les médias, à titre d'exemple, concentrent leurs tirs sur ce qu'ils appellent « le scandale des commandites » et sur le personnage folklorique qu'est Alfonso Gagliano. Ce n'est pourtant pas le pire du passif libéral. Les milliards engouffrés par le ministère des Ressources humaines, que ce soit sous la houlette de Pierre Pettigrew ou celle de Jane Stewart, mériteraient un blâme d'un autre gabarit. Les centaines de millions gaspillés par une mauvaise gestion du registre des armes à feu révèlent au mieux l'incompétence, au pire des malversations. On ne sait pas non plus comment une fiducie familiale de deux milliards a pu parvenir à un paradis fiscal en omettant de payer son dû à l'impôt canadien. On pourrait continuer presque à l'infini. Pourtant, « le scandale des commandites » polarise l'attention au point de servir d'alibi à une corruption érigée en système. Alfonso Gagliano est peut-être le plus truculent des serviteurs de ce régime, mais ne servait-il pas de paratonnerre à Paul Martin, Pierre Pettigrew, Jane Stewart et à combien d'autres? Ce n'est pas en laissant déferler le beau délire de Myriam Bédard qu'on ira au fond des choses.

Le Parti conservateur croit, pour sa part, qu'il suffit d'assouplir la discipline partisane pour insuffler plus de démocratie dans le système parlementaire. Selon son nouveau programme, seul le budget ferait l'objet d'un vote régi par la direction du parti. En apparence, cela ne peut que bénéficier à la liberté de choix des députés. Au lieu de se comporter en pions interchangeables, les députés pourraient refléter plus fidèlement leurs convictions personnelles et l'opinion de leurs électeurs. On ne se plaindra certes pas de voir les consciences regagner une partie du terrain perdu aux mains des machines partisanes. Qu'on ne se fasse pourtant pas d'illusion : la démagogie aura vite fait d'intercepter un changement qui se prétend démocratique. La tendance punitive à l'oeuvre au sein de l'ancien Reform Party a déjà provoqué d'indésirables raidissements dans la loi sur les jeunes contrevenants; il n'est pas malaisé de prévoir ce que donnerait un vote « libre » sur la peine de mort, le bouclier antimissiles des États-Unis, le protocole de Kyoto... Les partis sont souvent une plaie pour la démocratie, mais la démagogie peut en être le fossoyeur.

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À ce jour, le réalignement des différents partis vaut au pays un débat politique un peu plus étoffé. Il ne garantit ni l'alternance dont la démocratie a besoin ni les correctifs requis par des moeurs inacceptables. C'est dans de telles circonstances que l'on ressent le plus vivement le besoin d'une presse agile, libre, diversifiée.


Laurent Laplante

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