Dixit Laurent Laplante, édition du 25 mars 2004

Les lâchetés et les courages

Dans leurs affrontements simplistes, les enfants se lancent des défis : « Tu as peur de...! » Et l'autre, pour esquiver l'épithète de peureux, commet des sottises. Comme par un prolongement caricatural de l'enfance, la vie politique donne fréquemment des spectacles analogues. Si un président américain s'est mis en tête de faire main basse sur les ressources énergétiques d'un pays, il satanise l'adversaire, bombe le torse et se décerne, même si le risque d'un véritable affrontement était nul, un certificat de courage. Bien plus, il accuse de lâcheté le pays qui, conformément à la volonté de son électorat, décide de retirer ses troupes d'un sol où elles n'ont pas leur place. Il s'en trouvera même pour décrire comme un acte de légitime défense le lancement de missiles contre un fauteuil roulant. La lâcheté présente décidément bien des visages, tandis que le courage se cache parfois où on a perdu l'habitude de l'admirer.

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C'est l'Espagne qui encaisse présentement les plus virulentes accusations de lâcheté. En retirant ses troupes d'Irak, le pays imiterait le comportement méprisable et irréaliste qu'avaient adopté les dirigeants politiques de la France et de l'Angleterre à l'égard d'Hitler. Rentrant d'une rencontre avec le Fuhrer en 1938, Daladier et Chamberlain avaient affirmé, en effet, qu'il y avait moyen de s'entendre avec le Reich et que mieux valait pratiquer l'appeasement que recourir à la guerre. Quelques mois à peine suffirent à démontrer à quel point une telle lecture de la situation sous-estimait les intentions hitlériennes. Mieux aurait valu, bien sûr, s'en remettre à la diplomatie soviétique qui, elle, recommandait de contrer Hitler avant qu'il soit trop tard.

C'est à un appeasement semblable qu'on accuse le nouveau gouvernement espagnol d'avoir recours. Quitter l'Irak, c'est, selon une certaine presse américaine et même selon l'ancien ministre français Alain Madelin, laisser le champ libre aux terroristes d'al-Qaeda. « La défaite du Parti populaire, déclare Alain Madelin, n'est pas la défaite du mensonge, mais la victoire de la peur. » (Le Figaro, 18 mars 2004, p. 12) Le candidat démocrate John Kerry va dans le même sens quand il invite l'Espagne à ne pas donner suite à l'engagement électoral de son nouveau chef d'État. « Espagnols, vous avez peur! », lit-on un peu partout.

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À distribuer ainsi généreusement les accusations de lâcheté et même de connivence avec le terrorisme, on remet en question la position réfléchie et discrètement majoritaire qu'adoptait il y a plus d'un an le Conseil de sécurité. Avec sagesse, le Conseil jugeait, en effet, qu'il fallait attendre des preuves sérieuses avant de substituer les armes à la diplomatie et aux inspections. Lâcheté de la France, de l'Allemagne, de la Belgique? Lâcheté du Canada? Le tandem Bush et Blair le prétendait volontiers : puisque les preuves les plus concluantes obligeaient à considérer l'Irak comme une menace, seuls l'aveuglement, la naïveté et un appeasement suicidaire empêchaient l'intervention militaire. Dans la rhétorique mensongère de Londres et de Washington, il y avait face à face le Bien et le Mal, le courage et la démission. On connaît la suite : l'invasion de l'Irak a eu lieu et l'on cherche toujours sa justification. Ceux contre lesquels on brandissait et l'on brandit toujours l'accusation de lâcheté, ce sont ceux qui, avec le courage que donne la maturité, ont misé sur la raison plutôt que sur l'emportement et l'arbitraire.

C'est le même courage qui dicte aujourd'hui à l'Espagne le retour à la normalité et au respect de la règle de droit qu'a toujours désirée la très large majorité du peuple espagnol : puisque les mois ont passé sans que l'on parvienne à donner une légitimité minimale à l'invasion de l'Irak, pourquoi faudrait-il contribuer plus longtemps à une occupation gênante et meurtrière? Voir de la lâcheté là où s'exprime la logique, c'est ou mauvaise foi ou, pire encore, mépris en forme de racisme.

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Deux difficultés persistent pourtant. D'une part, la caution que la décision espagnole semble donner à al-Qaeda; d'autre part, l'inquiétante déstabilisation de l'Irak. Le retrait des troupes espagnoles, à n'en pas douter, comblerait d'aise non seulement al-Qaeda, mais les peuples, de plus en plus nombreux, qui souhaitent confronter les Américains aux conséquences de leurs décisions belliqueuses. Par ailleurs, le risque est grand, si toutes les troupes étrangères quittent l'irak de façon précipitée, de voir déferler au mieux l'anarchie, au pire la guerre civile et religieuse. Ces deux éléments en conduisent plusieurs à considérer la volte-face espagnole non seulement comme une lâcheté, mais encore comme une irresponsabilité.

Raisonner ainsi, c'est sombrer dans la confusion. D'une part, un geste ne devient pas mauvais parce qu'il fait le bonheur d'un bandit. Que le retrait espagnol réjouisse al-Qaeda ne signifie pas qu'il faut s'en abstenir. D'autre part, il n'en tient qu'aux États-Unis et à l'Angleterre d'obtenir le maintien et même l'arrivée massive de contingents diversifiés. Il suffit, en effet, de passer la main à l'ONU. Ce serait déjà une énorme concession de la part de la communauté internationale que de s'occuper de la convalescence. L'ONU, en effet, aiderait alors à réparer les dégâts causés par les matamores qui n'ont pas voulu la respecter.

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La preuve est maintenant disponible. Elle établit brutalement que l'invasion de l'Irak n'a jamais eu la justification qu'en donnaient le président Bush et le premier ministre Blair. Malheureusement, cette preuve n'est prise en compte que par ceux qui, de leur mieux, ont le courage de se dissocier d'une occupation immorale. En s'inclinant devant cette preuve (ou cette absence de preuve), les Espagnols ne sont ni lâches ni irresponsables. Ils ont suffisamment souffert des attentats de l'ETA pour savoir mieux que les Étatsuniens ce qu'est le terrorisme. Ils promettent de continuer leur lutte contre tous les terrorismes, mais ils ne tombent pas dans la confusion que continuent à répandre Londres et Washington. Ils ont le courage d'affirmer que l'invasion de l'Irak n'avait rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. Ils ont, en plus, l'intelligence que donne la mémoire : ils rappellent ce qu'était la position de l'ONU et demandent qu'on y revienne.

Parler ici de lâcheté et d'appeasement confine au racisme.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040325.html

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