Dixit Laurent Laplante, édition du 18 mars 2004

Patience et grandeur démocratiques

Vladimir Poutine obtient de la Russie la reconduction de sa gouvernance, tandis que le parti espagnol que dirigeait José Maria Aznar se déleste d'un chef controversé et cède l'avant-scène à ceux qui le dénonçaient. Triomphe attendu d'un côté, dégringolade imprévue de l'autre. Dans un cas, la démocratie ne peut se targuer que d'un bilan en demi-teinte; dans l'autre, le peuple se permet un superbe sursaut démocratique contre l'arbitraire, l'absence de légitimité et la manipulation. Ne boudons pas notre satisfaction : la démocratie n'est pas parfaite, mais elle n'est pas morte non plus.

--------

Il est tentant de simplifier la portée de l'élection espagnole et d'y lire la protestation du pays contre l'invasion de l'Irak. La réalité est plus complexe. N'oublions pas, en effet, qu'à quelques jours du scrutin le gouvernement qui a intégré l'Espagne à la « coalition » anglo-américaine marchait encore vers la victoire. Une nette majorité des Espagnols s'opposait à l'invasion; une majorité s'apprêtait quand même à reconduire le parti impliqué dans la triste alliance.

On se rapproche davantage de la vérité si l'on cherche l'explication du virage populaire dans le terrible attentat de jeudi dernier et, tout autant sinon davantage, dans l'odieux maquillage auquel s'est ensuite livré le gouvernement Aznar. La cascade d'explosions qui a ensanglanté Madrid a cruellement rappelé aux Espagnols le risque couru par leurs gouvernants : on ne peut souscrire à une invasion sans susciter des rancunes. L'Espagne, ont clamé les explosifs, ne peut s'aligner sur le bellicisme étatsunien et en espérer des contrats sans attirer sur elle la vengeance des extrémistes. Quand l'Espagne a compté ses morts, elle a, du même coup, repris pleinement conscience d'un choix qu'elle commençait à oublier. Le gouvernement Aznar était sur le point de profiter des faiblesses de la mémoire; les explosions ont débridé le souvenir.

Même ce sanglant rappel n'aurait peut-être pas suffi si l'équipe Aznar n'avait pas versé ostensiblement dans la manipulation et le mensonge. Dans un pays autrefois ravagé par la guerre civile, l'idée de dresser l'opinion espagnole contre l'ETA au risque de viser tous les Basques, constitue un geste d'un cynisme impensable. Même si on a pu hésiter un instant entre deux hypothèses, le gouvernement espagnol jouait avec le feu en privilégiant d'emblée la piste du terrorisme basque. L'électorat a réagi avec une étonnante rapidité : il a flairé le mensonge et montré la porte aux menteurs. Il était étrange et décourageant de retrouver chez Aznar la propension au mensonge qui fait le déshonneur de Bush et de Blair. En revanche, il est impressionnant de constater que les services secrets espagnols ont mieux résisté à la manipulation gouvernementale que leurs homologues étatsuniens et britanniques. Et l'Espagne a aussitôt donné la preuve qu'elle sait voter contre le mensonge.

L'une des plus heureuses retombées de ce superbe sursaut espagnol, c'est que l'Europe renforce sa composante pacifique. La France, l'Allemagne et la Belgique n'auront plus à ronger leur frein pendant que le partenaire espagnol se rend aux Açores pour s'initier aux mensonges anglo-américains.

--------

La réélection de Vladimir Poutine ne provoque pas la même satisfaction. La victoire est cependant trop nette pour qu'on l'impute en totalité au conditionnement de l'électorat russe. Quand l'électorat participe massivement au scrutin et qu'il concentre ses votes sur une seule tête, on doit malgré tout s'incliner devant l'évidence : Poutine incarne présentement ce que la Russie estime possible et même souhaitable.

Bien sûr, Poutine a veillé à ce que nul ne puisse lui contester la victoire. Les adversaires n'ont pas eu accès aux atouts que sont le débat public et la liberté de presse. On ne trouverait pas trace non plus d'un quelconque scrupule gouvernemental face à l'idée de mobiliser derrière Poutine l'ensemble des ressources de l'État. Il est même permis de penser que la contestation tchétchène a été sous haute et coûteuse surveillance pendant la campagne électorale; pas question que le scrutin russe subisse le choc qui a chassé du pouvoir le parti d'Aznar. Triomphe de Poutine, par conséquent, plus que jour sans nuage pour la démocratie.

Malgré tout, la Russie semble bien avoir voulu ce résultat. Poutine, en effet, a donné au pays une certaine stabilité, ne serait-ce qu'en réhabituant les salariés au paiement de ce qui leur revient. Après une période dominée par le style cosaque de Boris Eltsine, le Russe peut prévoir, épargner, circuler, acheter. On est encore loin du standard de vie souhaité, mais le pays a au moins recommencé à produire et à combler son énorme retard sur la prospérité des concurrents. Passer de 25 à 29 % du revenu américain per capita, ce n'est pas un résultat particulièrement glorieux, mais c'est la fin de l'enlisement.

Il y a plus. La Russie, qui a toujours redouté l'encerclement et qui, dans cet esprit, tient mordicus à déboucher sur la mer, est aujourd'hui aux prises avec ses cauchemars historiques. Les richesses pétrolières du Caucase ont attisé la gourmandise américaine et conduit les États-Unis à envahir les anciennes républiques soviétiques. La Géorgie n'est qu'une illustration de ce que craignent les Russes. Sur le flanc européen, la donne se modifie aussi d'une manière qui inquiète Moscou. L'Europe comptera bientôt dix pays de plus dans sa structure économique et politique, mais la Russie, elle, constate que huit des dix pays qui se tournent vers l'ouest plutôt que vers l'Oural obéissaient hier encore à l'influence de Moscou. Au sud comme à l'ouest, les influences étrangères réduisent l'influence de la Russie. Telle est du moins la lecture que peut faire un électeur russe. Et Poutine est perçu comme le seul homme capable de limoger ceux qui, de l'intérieur, pactisent trop intimement avec les concurrents étrangers, comme celui qui ira aussi loin que possible dans la défense d'une certaine fierté russe.

--------

En une journée, les rapports de force se sont modifiés en Europe et en Russie. Certes pas au point où serait ébranlée l'hégémonie étatsunienne, mais assez pour que le recours à l'ONU redevienne une solution envisageable, pour que la Russie soit perçue par l'Europe comme un interlocuteur prévisible et pour qu'un premier menteur soit dûment sanctionné. Ce n'est pas si mal.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040318.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2004 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.