Dixit Laurent Laplante, édition du 15 mars 2004

Les civils en chair à canon et en outil de chantage

L'Espagne, déjà aux prises avec l'ébullition de certains courants basques, vient de rejoindre dans l'horreur et l'angoisse le groupe devenu populeux de pays ravagés par les attentats. Indice que nul n'a le monopole de la violence, beaucoup, même parmi les mieux renseignés, ont cru voir dans l'hécatombe madrilène tantôt un geste de l'ETA, tantôt le style d'al-Qaeda. Ce qui étonne davantage dans les réactions de blâme et de dégoût, c'est l'insistance mise à souligner que les morts ne ressemblaient en rien à des cibles militaires ou même policières. Cent fois plutôt qu'une, on insiste pour souligner que les cadavres sont ceux de civils et qu'on a tué des victimes innocentes. Cela est vrai, mais nous n'en sommes plus, honte à nous, à l'époque où la distinction entre militaires et populations civiles retenait encore certains bras.

--------

L'histoire et la littérature s'accordent pour ranger parmi les plus crédibles preuves de progrès humaniste l'émergence de notions comme le droit d'asile, le pardon par le prince, les conventions applicables même aux pires affrontements, l'interdiction d'armes particulièrement répugnantes, etc. Certes, des hordes barbares ont toujours commis des massacres qui lèvent le coeur, mais on se réconfortait à l'idée qu'à force de rendre la guerre moins bestiale elle finirait par céder le pas à la coexistence et à la paix. Le théâtre grec s'interrogeait longuement sur les façons de suspendre la vendetta dont les dieux rendaient les engrenages implacables; on s'approchait du pardon et de la réconciliation. Geneviève promettait aux Parisiens qu'Attila, fléau de Dieu, ne leur toucherait et obtenait qu'Attila fasse un détour. Max Gallo, toujours théâtral, prête à la future patronne de Paris le ton de la prophétie : « Attila sera mis en déroute et s'enfuira vers l'est, puis vers les plaines de l'Italie! Que mon corps brûle et devienne cendres, que je meure si je vous ai menti! » À Calais, ces bourgeois qu'a immortalisés Rodin s'agenouillaient devant le vainqueur et obtenaient non seulement la vie, mais la liberté de commerce. Lors de la prise de Québec, les Anglais victorieux accordèrent aux soldats du défunt Montcalm ce qu'on appelait , à l'époque où même les conquérants avaient des manières, les « honneurs de la guerre ». La barbarie des armes reculait au profit de l'humanité commune, malgré tout, à tous les belligérants.

Quand et comment cette tendance s'est-elle ralentie, épuisée, puis inversée? Assez récemment. Il fallut d'abord réunir les sinistres ingrédients d'un nouveau raz de marée d'inhumanité : la mise au point d'armes suprêmement efficaces, mais incapables de distinguer le soldat de la femme enceinte; l'aptitude à frapper l'ennemi de loin et sans avoir à le regarder mourir; la montée de fondamentalismes dissimulant le racisme et accordant aux existences étrangères moins de dignité qu'aux vies des ressortissants nationaux...

À dire vrai, l'acquisition de ces répugnantes nouveautés ne prit que quelques années, car le vernis culturel requiert rarement un décapant violent. Il se trouve toujours des militaires efficaces et des scientifiques à l'éthique cloisonnée pour inventer pire et pour restituer à la guerre toute sa barbarie latente. Si l'un s'adonnait à des expériences sur le gaz moutarde, une saine prudence exigeait que les pays éventuellement menacés accélèrent la recherche sur les mêmes thèmes. Et si la vie de l'autre perdait sa valeur, pourquoi ne pas la brûler vive au napalm? Les V-1 et les V-2, dignes rivaux de « la grosse Bertha », franchissaient la Manche et abattaient au loin des Londoniens anonymes. La montée en puissance d'une hégémonie étatsunienne sans équivalent historique creusa encore l'écart entre les droits du puissant et l'écrasement promis aux contestataires. Les Américains détruisirent Dresde et ses populations civiles sans se juger immoraux. Ils liquidèrent Hiroshima et Nagasaki, cibles civiles, sans se torturer la conscience. À la surprise de Churchill et même de Staline, ils introduisirent dans les négociations devant susciter l'indispensable armistice l'inhumaine notion de « reddition sans conditions ». Les assassinats massifs de civils pesèrent lourd dans la « victoire » de 1945. La guerre revenait à marches forcées vers la barbarie; les civils étaient moins protégés que jamais.

--------

Cette conversion des populations civiles en chair à canon et en levier de chantage produit ses résultats sous nos yeux. Les attentats de 2001 frappent avec la même férocité le World Trade Center, symbole économique peuplé de civils, et le Pentagone, incarnation de la domination militaire. Pendant qu'Israël assassine sans vergogne les activistes de l'autre camp et réduit les prévisibles morts civiles à de négligeables « dommages collatéraux », la riposte confond elle aussi le USS Cole et les touristes de Bali, les civils israéliens et les fringants militaires de Tsahal. Et quand l'armée étatsunienne ne voit pas pourquoi elle dénombrerait les cadavres de civils irakiens, une barbarie parallèle s'emploie à décupler les morts parmi la population madrilène. Indice délicat à évoquer, les civils tués dans le camp dominant font au moins l'objet d'un décompte minutieux...

--------

ETA ou al-Qaeda? Cela ne change pas grand-chose pour les morts et leurs proches. Ce qui importe, c'est que les civils, les civils de toutes les cultures, redeviennent une valeur sacrée et que militaires et fanatiques se sentent gluants quand ils tuent des gens sans défense. La jungle n'a jamais appris à établir des limites et à inculquer l'éthique aux fauves; quand les humains désapprennent à distinguer l'opposant armé et l'enfant sans méfiance, ils dépassent en cruauté les pires carnassiers.

Oui, les Madrilènes sont d'innocentes victimes, mais les civils afghans, irakiens, palestiniens aussi. La distinction déterminante, ce n'est pas de diviser les civils en dommages collatéraux et en victimes innocentes, mais de décrire tous les morts civils de la même manière : tous, autant que les morts madrilènes, sont innocents.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040315.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2004 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.