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Dixit Laurent Laplante
Paris, le 11 mars 2004

Trop de justices tuent la justice

Sans même qu'on le sache, le nombre de casques bleus en service à travers le monde a atteint ces jours derniers le chiffre de 50 000 soldats. C'est énorme si l'on songe au fardeau que ces missions de paix et d'interposition font peser sur des pays qui n'ont aucunement contribué aux divers litiges ainsi suspendus; c'est peu, toutefois, par rapport aux pléthoriques armées nationales impliquées dans la défense de territoires convoités par autrui, dans la conquête de richesses naturelles ou, tout bêtement, dans une fringale de pouvoir. Pour que se crée tout de même une précaire justice à l'échelle planétaire, il faudrait que toutes les armées, y compris les mercenaires sur lesquels elles se délestent de plus en plus, n'estropient et ne tuent que moyennant la caution d'une justice et d'un droit partout les mêmes. Il est redoutable, en effet, qu'agissent des polices dont les décisions et les gestes échappent à l'examen judiciaire, mais il est également inquiétant que les critères d'intervention militaire se contredisent d'une situation à l'autre. La nécessité d'une appréciation unique, fiable, prévisible, cohérente s'impose avec d'autant plus de rigueur dans les cas où une force militaire intervient pour abattre un gouvernement légitimement élu. Nous sommes loin de satisfaire à cette exigence. Nous progressons plutôt vers l'anarchie.

J'encourrais assurément les pires reproches si je jetais dans le même sac l'Irak, l'Afghanistan et Haïti. Le nivellement ne serait pas non plus admissible s'il s'étendait au Libéria, à la Sierra Leone, au Rwanda ou au Timor oriental. D'énormes différences séparent ces situations les unes des autres. Elles ont cependant en commun le manque de constance et de cohérence et l'absence d'une philosophie d'intervention aisément identifiable. Tel geste musclé de l'ONU survient après des années d'aveuglement et de tolérance. Telle intrusion militaire reçoit l'aval de la communauté internationale, tandis que l'autre est le fait d'une puissance militaire agissant de façon unilatérale et même opposée au consensus des nations. Telle autre, comme c'est le cas à Haïti, s'effectue avec l'assentiment tacite d'une opinion silencieuse et coupablement désintéressée, mais quand même à l'encontre du respect normalement dû à un gouvernement légitime. Quand les dénominateurs communs sont aussi difficiles à dégager, chaque pays agressé militairement et tous ceux qui pourraient l'être doivent se demander avec une certaine nervosité où loge désormais la règle de droit.

Dire que nous hésitons entre plusieurs doctrines tiendrait de l'euphémisme. L'ONU n'a pu surgir que grâce à une immense (et excessive) déférence à l'égard des souverainetés nationales. Bien des conventions et protocoles n'ont été signés et même ratifiés que parce que ce culte de la souveraineté permettait à d'innombrables mauvaises fois de se défausser discrètement des engagements les plus formels. Maintes dictatures en ont profité pour pratiquer le népotisme, l'esclavage, la torture, les massacres. Devant l'accumulation des abus, la multiplication des charniers et les transhumances forcées de millions d'humains, l'étrange et défendable notion du « devoir d'ingérence » a affleuré dans le débat public. Aucune frontière ne méritait l'inviolabilité dès lors que sévissait l'épuration ethnique ou l'asservissement de nations entières au caprice du prince. Pendant un moment, l'humanité put croire à un grand progrès : après tout, l'État-nation avait commis trop de crimes pour jouir indéfiniment de l'impunité. On n'avait pourtant pas défini les critères ou désigné le tribunal appelés à révoquer la souveraineté nationale.

À cette première fragilisation des frontières devait s'en ajouter une deuxième : celle par laquelle les Etats-Unis s'octroient le droit de frapper avant de l'être et même de devancer les menaces qui pourraient planer sur leur sécurité ou leurs intérêts. Cette fois, les droits que prétend défendre l'intervention militaire sont définis non par l'humanité, mais par l'homo economicus americanus. Il suffit que l'économie étatsunienne lise une menace dans la volonté d'un Hugo Chavez de retourner au Vénézuela l'essentiel des bénéfices découlant du pétrole national pour que soit justifiée la déstabilisation politique et financière du pays.

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Chacun d'entre nous est ainsi appelé à exercer son jugement et à rendre verdict; nulle référence ne fait plus consensus. Je peux, en mon âme et conscience, approuver le déboulonnage de Charles Taylor et blâmer le coup de force perpétré en Irak. Un autre, avec la même sincérité et selon une autre analyse, opinera en faveur du renvoi d'Aristide, mais se scandalisera de ce que Yasser Arafat soit emprisonné dans son propre pays. Un troisième et un quatrième profiteront de l'éclatement de la doctrine traditionnelle pour encourager tantôt l'intrusion tantôt la tolérance tantôt l'intervention d'un pays tantôt celle de la communauté internationale. Pas besoin d'être prophète pour prédire que l'absence de repères fiables et universels ouvre la porte à tous les arbitraires et banalise les gestes les moins légitimes. Le Canada est un assez bon (?) exemple de cette dérive : il ne veut pas que la Cour internationale de justice (CIJ) rende un avis au sujet du mur par lequel Israël enferme les Palestiniens dans un ghetto, mais il joint ses pressions à celles de la France et des Etats-Unis pour abattre Aristide. Ce pays jugeait incorrect d'agresser l'Irak sans mandat du Conseil de sécurité et il avait raison; il a réclamé le départ d'Aristide avant que cette étape soit franchie. De quel gouvernement élu le Canada va-t-il réclamer demain la démission? Quand les principes se modulent selon les humeurs, la règle de droit s'éteint et l'arbitraire s'installe. Nous en sommes là.

Qu'on ne s'y trompe pas : la grande différence entre un lynchage et la nécessaire condamnation d'un truand, c'est la présence (ou l'absence) d'un tribunal agissant librement et fondant ses verdicts sur une doctrine connue et à partir de preuves étudiées à ciel ouvert. Il se peut qu'une escouade d'éleveurs en colère pende celui qui a effectivement volé des bestiaux, mais le meurtre ainsi commis à plusieurs n'en est pas moins un meurtre. Aucune société n'est civilisée si elle n'interpose pas un tribunal et un droit assuré entre le criminel et les proches de la victime; aucune communauté internationale ne peut se targuer de justice si elle use de la force sans mandat judiciaire et sans une justice applicable à tous.

Certes, les souffrances des Haïtiens oppressés par un dictateur plaidaient en faveur d'une intervention. Mais pourquoi se donner tort dans la manière quand on a raison sur le fond? Et quelles règles propose-t-on pour équilibrer à l'avenir les droits fondamentaux des humains et les souverainetés nationales?


Laurent Laplante


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