Dixit Laurent Laplante, édition du 8 mars 2004

Les flottements démocrates

Il y a peu de mois, les démocrates américains étaient prêts à abandonner aux républicains non seulement le pouvoir législatif, mais aussi, et peut-être avec plus d'humilité encore, la Maison-Blanche. Par la suite, les aléas de l'occupation afghane, le sang versé en Irak et l'anémique création d'emplois firent dégringoler la popularité du président Bush et réconfortèrent les espoirs d'une prochaine présidence démocrate. Même si bien peu de prophètes auraient envisagé un tel scénario, il semble même que les démocrates firent un pas en avant lorsque le favori Howard Dean connut une seconde d'hystérie et fut victime d'un évident sadisme médiatique : dès l'instant où fut éliminé celui qui s'annonçait comme un candidat populaire et embarrassant, les démocrates devancèrent le président Bush dans les sondages. Leurs flottements des derniers jours font pourtant prévoir (et craindre) qu'ils traversent à leur tour une période de désaffection. Comme quoi trop de prudence est parfois un danger.

Deux dossiers en particulier ont révélé chez les candidats démocrates d'étonnantes carences : le libre-échange et la crise haïtienne. Dans les deux cas, les ultimes participants à la course démocrate vers la candidature présidentielle, MM. Kerry et Edwards, ont esquivé leurs responsabilités et fait redouter qu'ils lisent la conjoncture internationale presque aussi mal que le président Bush.

On ne blâmera pas MM. Kerry et Edwards de n'avoir pas décodé le mystère Aristide, puisque l'énigme, même si on la regarde dans le rétroviseur, déroute tout le monde. Après avoir entrepris sa carrière politique en défendant courageusement les pauvres, Aristide a ensuite, honteusement, mis ses pas dans les pas des Duvalier. Comme tant d'autres, il se laissa intoxiquer par le pouvoir et d'autant plus vite que son pouvoir était absolu. Telle est du moins la conclusion à laquelle on en est réduits faute de clartés suffisantes. Est-ce qu'un moment ou un incident particulier fracture cette vie à la manière d'une ligne de partage des eaux et sépare l'apparente générosité du départ et la cupidité de la suite, je ne sais. En revanche, on sait depuis quand même assez longtemps qu'Aristide trahissait les espoirs mis en lui par son peuple. Pourquoi, dès lors, MM. Kerry et Edwards persistent-ils, par un anachronisme étonnant, à juger Aristide avec les yeux de l'ancien président Clinton? À l'époque, c'est en appui à un missionnaire que l'administration démocrate a expédié 20 000 soldats à Haïti et hissé Aristide sur le podium. Dix ans plus tard, il s'avère que le geste, défendable en 1994, a raté son objectif. MM. Kerry et Edwards affirment à qui mieux mieux qu'ils n'auraient pas laissé la situation se dégrader jusqu'à l'anarchie de cette fin de régime. On aimerait les croire, mais on ne voit guère dans leur parcours récent les traces d'une grande préscience. S'ils ont, l'un ou l'autre ou les deux, des informations démontrant qu'Aristide « a été démissionné » et enlevé par des agents américains, comme l'affirment certaines sources, il serait essentiel qu'ils les communiquent au public. Peut-être comprendrait-on alors leur plaidoyer pro-Aristide.

Ni Kerry ni Edwards ne manifestent, d'autre part, ce qui serait pourtant exigible, une quelconque volonté de rasséréner les relations entre la Maison-Blanche et le reste du monde. Les soldats américains ont débarqué en sol haïtien avant que le Conseil de sécurité se soit réuni; le geste, courant chez les faucons de Bush, n'a pas fait sursauter les candidats démocrates. Doit-on en déduire que le comportement cavalier des États-Unis, qui faisait partie des plus regrettables mœurs étatsuniennes avant que Bush le pousse à de nouveaux sommets, sévirait encore sous présidence démocrate? L'occasion s'offrait pourtant aux deux candidats démocrates de prendre leurs distances face aux procédés unilatéraux des faucons républicains. Puisque la France et le Canada étaient d'accord pour inviter Aristide au départ, il était simple, en effet, de demander au Conseil de sécurité un mandat qui aurait passé comme le plus rudimentaire courriel sur Internet. Tout le monde aurait compris que les États-Unis acceptaient d'agir en coordination avec la communauté internationale. Ni Kerry ni Edwards ne l'ont suggéré.

En matière de libre-échange, les candidats démocrates ne font pas mieux. Ils promettent mer et monde aux travailleurs étatsuniens et, par voie de conséquence, avalisent tout ce que le protectionnisme américain a pu inventer et opposer aux règles internationales. À l'évidence, le Canada n'est pas le seul à se plaindre des entêtements américains dans des dossiers comme le bois d'œuvre. L'Europe a accumulé tant de griefs contre le délinquant étatsunien qu'elle en arrive, conformément aux verdicts de l'OMC, à le frapper de très explicites sanctions économiques. La question n'est pas de savoir lequel des deux poids lourds mâtera l'autre, mais d'obtenir des candidats démocrates l'espoir de relations internationales moins proches parentes des lois de la jungle. Jusqu'à maintenant, les candidats démocrates tiennent à toute fin utile les mêmes propos frileux et nombrilistes que l'adversaire républicain.

Quant aux relations avec Israël, John Kerry s'engage d'avance à recourir au veto chaque fois que la communauté internationale s'en prendra à l'allié américain.

On jugerait donc que MM. Kerry et Edwards ont lu et médité la fascinante analyse du journaliste de CNN, Guillaume Debré (Le Figaro, 1er mars 2004, p. 13). Après avoir brièvement rappelé la déconfiture du candidat démocrate Michael Dukakis lors de la campagne de 1988, Debré écrit : « ... Kerry a un problème : comme Dukakis, il vient du Massachusssets. Pire, il est sénateur. Or, depuis 44 ans, aucun sénateur démocrate n'a été élu président. Depuis 44 ans, aucun élu du Massachussets n'a accédé à la Maison-Blanche... » Debré ne se borne d'ailleurs pas à évoquer la tendance historique, ce qui constitue toujours une piètre garantie contre les virages : il propose des explications d'ordre sociologique. Depuis Reagan, explique-t-il, le centre de gravité politique s'est déplacé du nord-est intellectuel et snob vers un sud nettement moins tolérant. Avec le résultat que les présidents viennent désormais de la Georgie, du Texas, de l'Arkansas ou de la Californie.

Certes, une différence existe entre Kerry et Edwards en ce qui a trait à ce clivage : le premier a toujours professé les idées qui ont fait la gloire culturelle du nord-est et provoqué ses défaites politiques, tandis que l'autre est en prise directe avec la nouvelle base politique du pays. Si, pourtant, les deux hommes disent aujourd'hui la même chose, ce serait donc que Kerry s'efforce tardivement de rallier un électorat qui lui est encore étranger. Si tel est le cas, l'opportunisme n'est pas loin. Jusqu'à maintenant, ce calcul a profité au candidat Kerry, mais le personnage incarne de moins en moins le changement.

Ne versons quand même pas dans l'angélisme. Les campagnes électorales tendent, en effet, à homogénéiser les propos des divers partis et amenuisent temporairement des différences qui reprennent leur relief après l'élection. Disons simplement que le nivellement va présentement fort loin et qu'il répand la grisaille plus que la clarté.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040308.html

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