Dixit Laurent Laplante, édition du 1er mars 2004

Le nationalisme et ses avatars

Même maquillés, déformés et tordus, les mots révèlent quelque chose. Il arrive aussi, en raison peut-être d'une justice immanente, que l'effort de maquillage révèle la véritable intention du messager. Parler d'économiquement faibles plutôt que de pauvres, c'est recourir à la dissimulation, mais révéler du même coup qu'on préconise la dureté de coeur. Le nationalisme n'échappe pas aux tricheries de la rectitude politique, mais ces tricheries elles-mêmes en disent peut-être long sur le système de valeurs de ceux qui jettent dans le même sac tous les nationalismes. Toutes les fiertés nationales ne sont pourtant pas fascisme et compagnie.

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À propos du nationalisme, je serais tenté, dès le départ, de m'approprier le vers classique et d'affirmer qu'il ne mérite en lui-même « ni cet excès d'amour ni cet excès de haine ». Sans l'ombre d'un doute, le national-socialisme dont Hitler s'est fait un levier pour précipiter son pays dans la guerre et l'épuration ethnique portait en lui les pires potentialités de l'excès nationaliste. Quand Milosevic, bien qu'emprisonné et confronté à un tribunal pénal international, continue à professer un nationalisme exacerbé et obtient l'appui d'un important segment de la population serbe, oui, encore une fois, l'inquiétude est de mise. Quand le nationalisme s'égare au point de dresser un peuple contre ses minorités ou contre ses voisins, n'importe quel démocrate doit s'interroger : est-il Allemand, Serbe ou Québécois au point d'oublier qu'il est aussi le frère des autres humains?

Cette toute simple concession comporte des risques. Admettre que certains nationalismes s'enracinent dans des préjugés glauques et empoisonnés et produisent les fruits prévisibles, c'est donner l'occasion aux esprits trop systémiques de sauter à la condamnation générale : le nationalisme est intrinsèquement vicieux. Partout, selon ceux que visait Pascal en parlant de « l'esprit de géométrie », le nationalisme devrait céder la place à une forme plus pure et plus éthérée de citoyenneté.

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Préconisée par beaucoup de beaux esprits, cette orientation n'est pas observable aujourd'hui en tous lieux. Il suffit que les Bleus (dans le vocabulaire français) s'octroient une victoire dans un tournoi de ballon rond ou ovale pour que le coq gaulois cocoricote jusqu'à l'Élysée inclusivement. Qu'un séisme cause 30 000 morts en Iran et les médias de chaque pays vérifieront d'abord combien de ressortissants nationaux, Canadiens ou Brésiliens, ont péri dans la catastrophe. N'en trouverait-on qu'un qu'il faudrait lui consacrer plus d'importance qu'à mille anonymes Iraniens. Quand l'Europe se heurte aux objections de pays qui veulent monter à bord du train de l'Union sans avoir travaillé à la construction du rail, quelque chose subsiste assurément de la fierté nationale dans les deux camps, peut-être aussi sent-on un relent de chauvinisme viscéral. Quant aux nationalismes américain ou israélien, ils donnent chaque jour de nouveaux exemples de leurs prétentions. Il n'y a pas de consensus international qui puisse leur donner tort, pas de tribunal qui offre des garanties de sérénité et d'équité comparables à la justice militaire appliquée aux Palestiniens ou à l'absence de justice infligée aux morts-vivants de Guantanamo. Non seulement le nationalisme n'est pas mort, mais il n'a même pas éliminé ses pires manifestations. Ceux qui aiment généraliser trouveront là de quoi fonder leurs condamnations tout azimut.

Le nationalisme subit des assauts particulièrement vifs et englobants de la part des milieux qui ont, paraît-il, dépassé le stade adolescent des « crispations identitaires » et qui pressent les nationalismes pubertaires de consentir en accéléré aux mutations souhaitables. Qu'il s'agisse de l'Écosse ou de la Tchétchénie, du Québec ou du Chiapas, l'affirmation nationale a mauvaise presse auprès des États qui ont édifié des empires et ont exploité les colonies au profit de la métropole, qui ont construit leur identité nationale au cours des siècles grâce à l'école, à l'armée et aux institutions linguistiques ou qui, aujourd'hui encore, peuvent tabler sur leur poids démographique pour obtenir considération. Certains nationalismes sont nés à temps, d'autres, enfantés trop tard, auraient raté le coche. Sur cette lancée, on oublie, par exemple, que l'Europe du xxe siècle a subi non pas un fléau, mais deux : le nationalisme raciste des nazis, mais aussi l'antinationalisme d'un Staline. Aujourd'hui encore, dans l'imaginaire de beaucoup d'intellectuels, il faudrait redouter davantage la répétition du premier fléau qu'un retour du second.

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Et pourtant! Tous les nationalismes ne carburent pas au mépris des autres, au désir de frontières sélectives et étanches, à la glorification pointue des seules gloires locales ou régionales. Aimer sa famille, ce n'est pas détester le voisin. La fierté du résultat obtenu n'engendre pas forcément la morgue du gladiateur gagnant. Préférer l'authenticité des contes d'Andersen ou des frères Grimm à ce que s'efforce d'en faire une industrie cinématographique désincarnée et niveleuse, est-ce succomber à l'esprit de clocher? Un peuple peut-il danser lors de sa fête nationale sans qu'on l'accuse de racisme?

Une fois encore, gare aux mots. Ceux qui détestent la décentralisation la décrivent comme une balkanisation; ceux qui lui attribuent des qualités y voient le respect des différences. Ceux qui aiment les pouvoirs centraux forts les remercient d'assurer la « coordination »; ceux qui valorisent plutôt la souplesse accusent d'autoritarisme les capitales qui tranchent sans état d'âme. Des termes différents peuvent recouvrir le même concept; un mot unique peut devenir le cheval de Troie de plusieurs invasions.

Pour ma part, le nationalisme me fait peur et me répugne s'il confond différence et supériorité, s'il construit sa force sur une infériorisation de l'autre, s'il laisse la fierté devenir un rejet, s'il assimile l'une à l'autre la légitime aspiration à la différence culturelle et l'hermétisme hautain des anciens Rhodésiens blancs. Cela ne se produit pas dans tous les cas.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040301.html

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