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Dixit Laurent Laplante
Pluméliau, le 19 février 2004

Démocratie, sondages et raccourcis

Même si notre société consomme les sondages à s'en rendre malade, elle continue à s'en former une image imprécise et même trompeuse. Elle recourt d'ailleurs aux mêmes raccourcis imprudents à propos des pétitions en général et de quelques autres expressions de la démocratie dite directe. Cela n'aurait que peu d'importance si la démocratie avec laquelle on confond les coups de sonde et les agglutinations de signatures était quand même toujours perçue selon ses véritables caractéristiques. Après tout, copies et contrefaçons ne devraient pas empêcher l'original de demeurer lui-même. La démocratie, malheureusement, ressort défigurée de la multiplication de ses imitations.

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Première illusion à dissiper : le public croit que les sondages privilégient le champ politique. N'importe quelle maison de sondages généraliste reconnaîtra, au contraire, que ses revenus découlent peu de commandites politiques et beaucoup des enquêtes menées à la demande d'entreprises purement commerciales. Le sondage sur les intentions de vote ou la popularité des partis et des chefs est l'exception, non la règle; s'il attire autant l'attention, c'est que ses résultats sont davantage médiatisés.

On ne saurait se surprendre de cette connivence entre le sondage et l'aventure industrielle ou commerciale. En effet, qu'il s'agisse de mesurer l'intérêt du public pour un produit inédit ou l'achalandage dont jouirait une éventuelle équipe sportive, le sondage semble capable de réduire l'incertitude et, espoir séduisant, de « dégriffer » l'avenir. Cela répond aux attentes du monde des affaires autant et plus qu'à celles des partis politiques et de leurs dirigeants. L'incertitude, en effet, fait peur aux fringants créateurs d'entreprises plus qu'aux candidats politiques. Ceux-ci se savent astreints au ballottage et toujours menacés d'impopularité, tandis que les pragmatiques investisseurs rêveront jusqu'à leur mort de sécurité et de durée.

Le sondage intervient dans les deux univers, mais il ne provoque pas partout la même réaction. Chacun trouve normal que l'entrepreneur s'interroge sur l'accueil qui attend telle de ses initiatives; tous n'approuveront pas l'homme politique dont les convictions semblent négociables et cherchent trop à coller à la mode. Ceux qui, selon l'expression, « gouvernent à coups de sondages » passeront pour d'instables girouettes et seront accusés de toujours flatter l'opinion dans le sens du poil. D'une entreprise on attend qu'elle produise ce que le public désire plus ou moins obscurément; d'un parti ou d'un chef politique, on espère la lucidité, la conviction, la capacité de faire partager ses idées. Que l'investisseur redéfinisse le projet que les sondages ont jugé insatisfaisant, nul ne s'en étonnera; qu'un parti politique renvoie ses propositions à la planche à dessin pour complaire à une opinion réticente, cela décevra.

C'est à ce stade que le sondage à teneur politique cesse d'être un simple instrument de mesure pour devenir une tentation.

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Le sondage présente des analogies avec l'élection. Trop pour que la démocratie ne soit pas soumise à la comparaison. Certes, le sondage ne met à contribution qu'une fraction parfois minime de la société, mais il s'agit d'un échantillon représentatif de l'ensemble. À sa manière, le sondage dit avec passablement de précision quel est, à tel moment, le jugement populaire. Les élus le savent si bien que rares sont désormais ceux qui se hasardent encore à dire que « l'élection est le seul vrai sondage ».

Cette indéniable ressemblance entre le sondage et le scrutin est si forte que la tentation surgit de déduire la même chose des deux activités. D'après plusieurs (pensons à la Californie), il faudrait que le politicien répudié par un sondage quitte son poste comme il le ferait en cas de défaite électorale. Sur cette lancée, un jugement d'ensemble s'accrédite : la démocratie ne serait-elle pas mieux servie et plus authentique si les sondages se multipliaient et déterminaient, au sens fort du terme, les décisions gouvernementales? Puisque le sondage révèle de façon pointue la volonté du peuple à propos d'une mesure législative, se plier aux conclusions du sondage serait, dit-on, la manière idéale de réaliser le rêve d'un gouvernement par le peuple. Il serait vain de nier la force de séduction d'une telle logique.

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Il faut pourtant entrevoir la démagogie dans le discours qui prétend identifier sondage et scrutin. D'une part, le sondage traite de la même manière les débats de fond et les coups de coeur. D'autre part, il est faux que le bon sens soit la chose du monde la mieux répartie. C'est pourquoi les peuples sages établissent et maintiennent une différence entre une loi et la constitution du pays; c'est pourquoi le leadership politique doit conserver (ou retrouver) sa place.

La Suisse, à laquelle on réfère fidèlement dès qu'il est question de démocratie directe et de référendums, ne soumet pas toutes les questions à la même évaluation populaire. Le nombre de signatures requis augmente à mesure qu'on s'approche de textes plus névralgiques. Selon la nature du thème débattu, des évaluations d'ordre technique ou juridique s'ajoutent au jugement populaire. Les États-Unis, qui pratiquent la consultation populaire presque à l'égal d'un sport, ont pourtant veillé - et Dieu (!) veuille que George Bush s'en aperçoive! - à ce qu'il soit extrêmement difficile d'amender la constitution. Autant un projet de loi peut séduire une majorité dans un climat de fièvre, autant un amendement constitutionnel doit échapper à la hâte excessive et à la démagogie à la petite semaine. On remarquera d'ailleurs que beaucoup de pays ont prudemment conservé le bicaméralisme (chambre basse et chambre haute) pour empêcher les virages trop brusques. Le sondage et ses divers avatars offrent bien peu de ces garanties.

Même si je manque d'enthousiasme à l'égard des « professionnels de la politique » et si je préférerais le renouvellement accéléré des équipes partisanes, je m'inquiéterais si disparaissait la classe politique qui alimente le débat et aide le public à préciser ses verdicts. Ce n'est pas vrai, et Bourdieu a souvent eu le mérite de le répéter, que la compétence est partout la même. Beaucoup ont besoin de temps et d'écoute pour cerner les enjeux. Le sondage présume pourtant une compétence merveilleusement répandue. Depuis que les congrès et les colloques se sont enrichis (?) des appareils qui permettent les sondages instantanés, j'ai souvent observé une tendance : on multiplie les questions et les beaux pourcentages en couleurs, mais on abrège le débat. On vote, mais sans l'indispensable échange d'idées. On se réjouit d'avoir obtenu l'avis des congressistes sur trente ou quarante sujets, mais on escamote le débat dont beaucoup d'interrogés auraient eu besoin. Ce qu'on appelait autrefois le « two-step flow of information » disparaît au profit de face-à-face simplistes entre des individus isolés et les enjeux sociaux. L'élection exige davantage.

Une ultime réflexion à peine sérieuse. Un maître sondeur me disait que les gens auxquels sa maison téléphonait répondaient avec une candeur ahurissante aux assauts de toutes les curiosités, à une exception près : les questions portant sur leurs revenus. C'est pourtant là le sujet que les gens connaissent le mieux...

Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay


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