Dixit Laurent Laplante, édition du 5 février 2004

Droits peu utiles et vrais correctifs

Depuis que le public a appris qu'une médecin séropositive avait effectué au moins 2 614 interventions chirurgicales dans le plus important hôpital pour enfants du Québec, des critiques fusent de toutes parts pour que, selon l'expression, « jamais plus cela ne se produise ». Entre autres hypothèses mises de l'avant, celle-ci : que les patients soient avisés des maladies qu'ont pu contracter les professionnels de la santé appelés à leur chevet. Ce n'est pourtant pas, me semble-t-il, la piste à explorer en priorité. Cette forme du « droit de savoir » ne mènerait nulle part. Mieux vaudrait examiner de plus près les mécanismes de surveillance que les ordres professionnels exercent (ou n'exercent pas) sur leurs membres.

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Les démagogues, particulièrement nombreux quand ils sont stimulés par les agitateurs radiophoniques, ont évidemment jeté les hauts cris. On a joué à cache-cache avec le public! On a protégé de façon indue des médecins irresponsables! On a mis les enfants en danger! Moins emportés par la mauvaise foi ou l'hystérie, plusieurs ont perçu et décrit la situation comme un cas typique de collision entree deux droits antagonistes : le droit de savoir dont jouissent ou devraient jouir les patients et le droit des professionnels de la santé à la protection de leur intimité. On comprendra que les proches des jeunes qui ont été opérés dans ces conditions manifestent une inquiétude particulière. Une question les atteint au plus intime de leur affection : qu'auraient-ils décidé s'ils avaient connu la condition physique de la médecin? La question demeure d'ailleurs légitime même si elle est posée par le public en général.

Très sagement, bon nombre de personnes compétentes, y compris le ministre québécois de la Santé, lui-même chirurgien, ont cependant mis en garde contre la tentation d'exiger désormais des confessions générales de tous les professionnels de la santé. On aurait tort, toutefois, de ramener la réflexion à une simple comparaison entre deux séries de droits. Les professionnels de la santé révéleraient-ils leurs propres dossiers médicaux aux patients et à leurs proches que l'on n'aurait guère progressé. La transparence, certes, serait digne d'éloge, mais que donnerait-elle exactement? Combien de patients sont en mesure de juger avec compétence les risques que représente la maladie ou le handicap d'un professionnel de la santé? Surtout dans le cas de maladies encore entourées de crainte superstitieuse ou perçues à travers le mauvais filtre des préjugés populaires, on peut penser que la révélation de risques inexistants (ou presque) provoquerait quand même de la méfiance. Si l'on entendait parler d'un chirurgien ayant traversé des crises d'épilepsie, qui serait en mesure de prononcer jugement sur les risques courus par ses patients? Le droit de savoir n'a pas comme corollaire direct la capacité d'interpréter.

On remarquera d'ailleurs que le médecin s'engage à protéger par le secret professionnel les confidences de ses patients, tandis qu'il n'a guère été question jusqu'à maintenant d'exiger des patients une quelconque discrétion à propos des confidences des professionnels de la santé... On ne voit d'ailleurs pas comment les médecins et infirmières pourraient bénéficier d'une discrétion parallèle.

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N'expédions pas le pendule vers le point cardinal opposé. Déresponsabiliser les patients et leurs proches en leur refusant l'information et les garanties qui leurs sont dues en société démocratique, ce serait une forme de mépris et un encouragement à la démission civique. Les citoyens doivent s'intéresser à l'environnement, aux finances publiques, aux mesures de sécurité, à la politique internationale, etc. On ne voit pas au nom de quoi on pourrait faire exception à propos des gestes médicaux et préconiser dans ce domaine une confiance aveugle incompatible avec l'espoir démocratique. Il s'agit donc non pas de choisir entre deux ensembles de droits et de principes, mais d'équilibrer les droits des citoyens et ceux des professionnels, qu'il s'agisse de la santé ou d'un autre domaine.

C'est sur cette interface entre droits du public et protection des professionnels que doit porter la réflexion. Cette interface fait trop rarement l'objet d'examens ou de mises à jour. Depuis des décennies, les ordres professionnels jouissent au Québec d'une grande autonomie. Cette orientation a été reconduite lors de la création de l'Office des professions (OPQ). Surtout dans le cas des professions auxquelles est confié en exclusivité un champ de pratique, un équilibre est explicitement décrit et exigé : l'ordre qui bénéficie d'un monopole s'engage à placer le bien commun en tête de ses priorités. En contrepartie du monopole qui lui est octroyé, l'ordre professionnel se dote d'un code de déontologie et garantit aux citoyens l'étude de leurs plaintes. On entre ainsi dans un régime de confiance : l'État présume que les ordres professionnels s'acquitteront de leurs devoirs.

Présomption naïve? Jusqu'à un certain point. Il aura fallu des années avant que les ordres professionnels consentent à révéler le résultat des enquêtes et des sanctions découlant des plaintes du public. Les professionnels pris en défaut n'étaient pas soumis aux réflecteurs de la révélation publique au même titre que les autres catégories de délinquants. Le recours à des syndics issus des ordres professionnels n'a pas non plus enthousiasmé le public ni répandu en plénitude la transparence souhaitée. À tort ou à raison, les citoyens ont le sentiment qu'il en faut vraiment beaucoup pour convaincre le syndic-avocat ou le syndic-comptable des raccourcis empruntés ou des surfacturations pratiquées par tel avocat ou tel comptable. Trop familier avec les usages de la confrérie, le syndic se scandaliserait trop peu souvent. D'autre part, l'idée, théoriquement heureuse, de nommer des représentants du public au sein des conseils d'administration des ordres professionnels n'a jamais donné de grands résultats. Pour au moins une bonne raison : les représentants du public sont empêchés par le secret de rendre des comptes au public. Comme si des actionnaires minoritaires s'engageaient par serment à ne rien dire de ce qu'ils observent à l'intérieur des entreprises.

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Qu'il soit permis de constater et de déplorer ceci : le public, sans se plaindre à grands cris des services fournis par les professionnels, ne voue qu'une confiance limitée aux ordres censés les encadrer. Aurait-il eu une admiration inconditionnelle pour les ordres professionnels qu'il aurait mieux résisté à la vague de nervosité qui a déferlé aux premières heures de la relance déclenchée par l'hôpital Sainte-Justice. Dès l'instant où l'on a su avec quel souci de ses patients cette femme, même malade, avait persévéré dans sa tâche et avec quelle prudence les autorités de l'établissement hospitalier, dûment averties, avait donné le feu vert à de nouvelles opérations, le vent a tourné et les démagogues sont rentrés à la niche.

Peut-on en déduire une double nécessité : celle de resserrer la surveillance que les ordres professionnels ont promis d'assurer et celle de mieux renseigner le public à propos des plaintes reçues et des sanctions imposées. Si, d'autre part, les représentants du public présentaient une fois l'an un rapport synthèse sur ce qu'ils ont observé à l'intérieur des conseils d'administration des ordres professionnels, il se trouverait moins de voix pour réclamer l'intrusion dans la vie privée des médecins.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040205.html

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