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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 2 février 2004

Que garantit une enquête?

Dans bien des esprits, l'enquête publique est symbole de clarification, de verdict révisé et souvent de réparation des torts et des distractions. Dès l'instant où se révèle une anomalie, la demande surgit donc naturellement : d'urgence, qu'on enclenche une enquête publique! Toutes les enquêtes ne donnent pourtant pas les résultats attendus. Ainsi, celle de lord Hutton à propos du suicide du docteur David Kelly se termine sur un diagnostic tellement déséquilibré que le terme de camouflage circule librement et paraît tristement justifié. D'autre part, l'enquête vers laquelle le premier ministre Paul Martin se dirige à petits pas mesurés baigne dans une telle imprécision qu'on doit s'en méfier avant même qu'elle prenne le départ. Quant à l'enquête qui devrait faire la lumière sur les événements survenus chez les autochtones de Kanésatake, ni le gouvernement central ni le gouvernement québécois ne semblent enclins à la mettre en branle. Une première conclusion se dégage : toutes les enquêtes ne donnent pas des résultats probants. Une seconde s'ajoute : mieux vaut renoncer même aux enquêtes nécessaires que de pervertir le mécanisme au point de l'apparenter au camouflage.

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L'enquête de lord Hutton sur le suicide du scientifique David Kelly a causé et causera plus de dégâts qu'elle n'a apporté les clarifications attendues. Dégâts considérables et injustes dans le cas de la BBC. Non parce que tous les reproches adressés à la BBC manquent de fondement, mais parce que les blâmes vont dans une seule direction et contredisent nombre de faits soumis à l'attention de l'enquêteur. La BBC ne peut certes pas pavoiser à propos du travail bâclé de son journaliste accusateur, mais il est faux d'affirmer qu'elle lui a laissé la bride sur le cou. Copie d'une note de service cinglante rédigée par son supérieur a d'ailleurs surgi pendant l'enquête de lord Hutton. On y apprenait que, vedette ou pas, le journaliste devrait à l'avenir écrire ses commentaires au lieu de les improviser, se présenter au studio au lieu de recourir au téléphone et faire avaliser ses propos. Cela ne ressemble pas à la désinvolture que lord Hutton prétend observer dans tous les gestes de la BBC.

Lord Hutton, interprétant son mandat de façon restrictive et même déformée, fait de longs détours pour éviter deux faits pourtant patents et de la plus haute importance : la révélation de l'identité de David Kelly et l'absence totale d'armes de destruction massives irakiennes. Quelqu'un a pourtant commis l'indiscrétion qui a fait du docteur Kelly la cible de mille pressions; ce quelqu'un méritait autre chose qu'une remontrance. D'autre part, le fossé est si large entre les affirmations réitérées du premier ministre Blair et le bilan des multiples inspections que tous - à la seule exception de lord Hutton - savent que la Grande-Bretagne a participé à l'invasion de l'Irak pour des raisons inavouées. Les raisons brandies par le premier ministre britannique n'étaient pas fondées. L'alternative est nette : ou Tony Blair le savait et il a menti ou on lui a fait avaler des couleuvres auxquelles il a pris goût. Tony Blair est soit un menteur soit le responsable de services secrets incompétents ou vicieux. Lord Hutton ne voit pourtant pas ce qu'on pourrait reprocher au gouvernement.

On remarquera d'ailleurs, ce qui témoigne éloquemment de la différence de moralité, que le grand patron de la BBC assume humblement la responsabilité des cafouillages de son journaliste et démissionne de son poste. En revanche, le premier ministre Blair ne se sent aucunement concerné par l'indiscrétion qui a coûté la vie à David Kelly ni par les faussetés offertes comme prétexte à la guerre. Les fautes de ses subalternes ne le regardent pas. Lord Hutton a évité de voir ce qu'il fallait voir et Tony Blair se dispense de tout examen de conscience. Enquête déshonorante.

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L'affaire Arar a déjà provoqué diverses enquêtes, mais aucune qui porte sur les vrais mystères. Le premier ministre Paul Martin sautille d'une promesse à l'autre et brouille comme à plaisir la transmission de ses propres signaux. Il affirme, par exemple, avoir demandé au président américain pourquoi les États-Unis ont déporté un citoyen canadien vers la Syrie sans même aviser le Canada, mais il ne livre ensuite qu'un compte rendu par trop laconique. Même si la conversation s'est déroulée à la table du petit déjeuner, on aurait apprécié qu'elle laisse des traces tangibles. À ce qu'on sache, Paul Martin n'a obtenu qu'un vague engagement américain en matière de communication. Les services étatsuniens continueront, semble-t-il, à expulser ceux dont ils ne veulent pas, mais ils daigneront probablement aviser le pays dont les ressortissants auront été expédiés sous d'autres cieux. L'enquête personnelle du premier ministre Martin accouche d'une concession insuffisante et plutôt humiliante.

Pendant que le même Paul Martin consent à envisager enfin une enquête publique sur l'affaire Arar, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) déplace la question sur un tout autre terrain et mène tambour battant une enquête qui suscite bien des inquiétudes. D'une part, la GRC persiste à ne pas révéler le rôle qu'elle a pu jouer dans la déportation de Maher Arar; d'autre part, elle perquisitionne chez quiconque, journalistes compris, semble en savoir trop long sur le dossier Arar et peut-être sur ce que la GRC cache au sujet de son rôle. Comme conflit d'intérêts, on ne fait pas mieux. La GRC, en effet, au lieu de raconter honnêtement son rôle dans une déportation scandaleuse, exerce des pressions intolérables sur ceux et celles qui peuvent révéler les turpitudes de la GRC...

Pendant ce temps, le premier ministre Martin médite. Il ne semble pas avoir encore situé correctement le problème. Le public ne se demande pas si les États-Unis se gêneront à l'avenir pour déporter un ressortissant canadien, car la réponse (hélas!) va de soi. Le public veut savoir si la GRC ou une autre agence canadienne a été complice de la déportation de Maher Arar. Et ce n'est tout de même pas à la Gendarmerie d'enquêter sur elle-même. Toutes les enquêtes en marche ou à venir sont inutiles et même inquiétantes si elles ne répondent pas à cette question.

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À Kanésatake, on a récemment incendié la résidence du chef Gabriel dûment élu et séquestré les policiers autochtones fidèles à l'autorité légitime. C'est pourtant avec les mutins que le ministre québécois de la Sécurité publique a négocié. Depuis lors, le chef, faute d'une protection suffisante, est tenu à distance de son poste. Ni le ministre n'a manifesté de repentir, ni le premier ministre Charest n'a perçu le caractère anormal de la procédure. Aucune arrestation n'a été effectuée, aucune accusation n'a été portée contre les incendiaires, aucune enquête crédible n'a départagé les responsabilités. Tout au plus a-t-on nommé un médiateur qui n'a certes pas mandat de mener l'enquête indispensable et de sanctionner les coupables. De deux choses l'une : ou les faits sont déjà connus et il faudrait les révéler, ou on préfère ne pas s'appesantir sur le passé et on laisse s'estomper le souvenir d'actes criminels.

Il y a enquête et enquête, on le voit.

Laurent Laplante

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Recherche : Mychelle Tremblay


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