Dixit Laurent Laplante, édition du 26 janvier 2004

Discours sur la force de la force

Prenons le temps de relire La Fontaine dans une de ses plus pénétrantes fables, La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion.

La Génisse, la Chèvre et leur soeur la Brebis,
Avec un fier Lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris.
Vers ses associés aussitôt elle envoie.
Eux venus, le Lion par ses ongles compta,
Et dit : « Nous sommes quatre à partager la proie. »
Puis en autant de parts le Cerf il dépeça ;
Prit pour lui la première en qualité de Sire :
« Elle doit être à moi, dit-il; et la raison,
C'est que je m'appelle Lion :
À cela l'on n'a rien à dire.
La seconde, par droit, me doit échoir encore :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétends la troisième.
Si quelqu'un de vous touche à la quatrième
Je l'étranglerai tout d'abord. »

George W. Bush a beau ne pas être nommé ici, il serait ridicule de ma part de servir la mise en garde habituelle des romans perfides : « Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence... » Car c'est de George W. Bush qu'il est question.

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L'arbitraire est toujours un fléau, mais l'arbitraire de l'homme assuré de son pouvoir est particulièrement dévastateur. Or, le président Bush porte à son apogée le conviction d'avoir constamment raison et de pouvoir en toutes circonstances et contre n'importe qui imposer son point de vue. Serait-il né quelques siècles plus tôt qu'il aurait donné quelques conseils au lion de La Fontaine ou au fabuliste dont La Fontaine s'est lui-même inspiré.

Le lion, en apparence, se prête au jeu de la vie en société. Il s'associe à d'autres, laissant entendre qu'il sera un pair parmi ses égaux. L'occasion se présente cependant très vite de mettre à l'épreuve ce vernis démocratique. Le lion ne résiste pas à la tentation et les craquelures sillonnent le vernis. Quelques lignes suffisent à La Fontaine pour faire passer le lion d'un comportement peu amène au rugissement du fauve : la bête invoque d'abord son nom, puis sa force, puis sa vaillance, avant d'assener la menace d'un étranglement.

Bush, dans un rôle analogue, en vient rapidement lui aussi à laisser s'exprimer sa vraie nature. Au départ, il salue comme de véritables associés les pays qui ont accompagné les États-Unis dans leur invasion de l'Irak, mais il rappelle ensuite à tous que les États-Unis ne s'humilieront jamais à demander à qui que ce soit la permission de se défendre. Et les États-Unis se sentiront menacés aussi souvent que leur président y verra avantage. Chers associés, n'oubliez jamais que je m'appelle lion.

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En plus de traiter ses associés comme quantité négligeable, George W. Bush a transformé la classique reddition de compte de la présidence étatsunienne en exercice partisan de mise en marché. Devant un auditoire dominé par les élus de sa famille politique, il a exercé le même arbitraire triomphant au sein des institutions nationales que sur la scène internationale. Certes, il n'est pas le premier président en poste à profiter de la tribune présidentielle pour préparer une élection. Il est pourtant l'un de ceux qui a le plus complètement oublié son rôle de président pour n'être qu'un chef de parti. Il n'a pas décrit au peuple américain la situation réelle, il a vanté les mérites de l'administration républicaine.

Même des observateurs généralement complaisants à l'égard de la Maison-Blanche ont noté l'amnésie sélective qui imprégnait le discours du président. Que la récente embellie de l'économie mérite mention, cela va de soi, mais le défi de récupérer les deux millions d'emplois perdus exigeait aussi un mot. Que le recours à la force ait tempéré les rodomontades de quelques pays, cela peut se constater avec fierté, mais un honnête bilan de « l'état de la nation » aurait écarté le triomphalisme et déploré l'isolement dans lequel se trouve aujourd'hui le pays. Les budgets démentiels de la défense et les déficits qu'ils gonflent imprudemment n'ont pas reçu non plus l'attention souhaitable. Des organismes comme le FMI ont pourtant servi de franches mises en garde à la Maison-Blanche, lui reprochant de faire planer des menaces sérieuses sur l'économie globale de la planète. On ne s'attend certes pas à ce qu'un président qui s'est mis en mode électoral se flagelle sur la place publique, mais le peuple américain n'a pas eu droit à une évaluation correcte de sa situation. Discours léonin plutôt que rapport minimalement factuel sur l'état de l'Union.

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L'arbitraire léonin recourt plus volontiers à la force qu'à la règle de droit. Il ne s'aperçoit d'ailleurs même plus du glissement. Alors même que le discours présidentiel proclamait la dévotion américaine à l'idéal démocratique, l'homme que l'arbitraire étatsunien a imposé à l'Irak comme chef du conseil provisoire était physiquement présent dans l'enceinte. Il témoignait par sa seule présence de ce que devient la démocratie entre les mains du plus fort. La libération de l'Irak, telle que la conçoit la toute-puissance, c'est la soumission aux caprices de la Maison-Blanche.

L'arbitraire qui se fonde sur la force ne gaspillera d'ailleurs que peu de temps à raffiner ses justifications. Les conventions internationales ne s'appliquent pas au lion. Les armes nucléaires doivent disparaître, sauf celles de l'hégémonie et de ses satellites. Nulle inspection indépendante n'est crédible et les États-Unis s'en moquent, car l'hégémonie effectue ses propres vérifications en Irak ou en Libye. Au nom de quelles valeurs supérieures? Le président Bush répond : « Nous ne demanderons jamais à qui que ce soit la permission de défendre notre sécurité! » Réponse malhonnête, car Saddam Hussein ne constituait pas une menace; réponse léonine, car c'est précisément à l'ONU et non au lion, au droit et non à la force qu'incombe la tâche de déterminer si une guerre est justifiée.

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Discours raté, par conséquent? Non. Tout dépend du critère retenu par l'évaluation. Pour le citoyen américain qui tient à l'emporter quoi que dise la règle de droit, l'hypothèse Bush est la meilleure. Avec un tel président, les États-Unis feront ce qu'ils jugeront utile, que cela soit ou non contraire à l'équité ou à la parole donnée. En revanche, la même hypothèse sera suprêmement déplaisante aux yeux de quiconque valorise l'harmonie entre les peuples et tient à une conscience droite plus qu'à des biceps gonflés. Dans le contexte actuel, les jeunes générations étatsuniennes, surtout dans les milieux nantis, s'habituent aux avantages que comporte la toute-puissance. Pourquoi s'en prendraient-elles au lion quand il affirme chasser pour elles?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040126.html

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