Dixit Laurent Laplante, édition du 22 janvier 2004

Démocratie promise et jamais livrée

Chaque fois que la diplomatie américaine consent un sourire à l'ONU, un espoir, rachitique et tenace, refait surface : enfin, pense-t-on, l'orgueil américain confesse ses erreurs et envisage de rétablir l'organisation internationale dans ses droits. On souhaite tellement que ce soit le cas que les déceptions sont oubliées à mesure qu'elles douchent l'espérance. On se surprend même à considérer la campagne présidentielle étatsunienne comme un créneau favorable à un changement de cap. Pourquoi, en effet, maintenant que l'hégémonie a dissipé tout doute quant à sa force de frappe, ne songerait-elle pas à doser ses manifestations et à laisser la règle de droit obtenir son dû? Cela pourrait commencer tout de suite et permettrait à l'Irak de créer à son rythme et à sa manière sa propre démocratie. Improbable? Certes, mais telle est l'utopie vers laquelle marcher.

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L'Irak donne de beaux exemples d'entêtement dans l'espoir. Au temps de Bush I, les Kurdes irakiens, auxquels l'Occident n'a cessé de mentir depuis Laurence d'Arabie, crurent à la parole du président étatsunien. Ils se dressèrent devant Saddam Hussein comme le leur suggéraient les conseillers américains, certains, puisqu'on l'avait promis, que les GI les soutiendraient dans leur révolte. Mal leur en prit et Saddam Hussein, fin connaisseur en duplicité occidentale, les dépeça sous l'oeil froid de Washington. Quand, une douzaine d'années plus tard, Bush II envahit l'Irak, une bonne partie de la population irakienne succomba de nouveau au mirage. On appréciait à son juste prix l'élimination de Saddam Hussein et la mise au pas de sa minorité dominante. Peut-être les Américains tiendraient-ils parole cette fois. Peut-être se retireraient-ils de l'Irak une fois la libération accomplie. On connaît la suite. Une fois de plus, la rhétorique étatsunienne épuisa sa longue liste de prétextes à sursis : armes de destruction massive, volonté de reconstruire le pays, désir de gratifier les femmes irakiennes d'une pleine liberté, autant de raisons de s'incruster. Sans se révolter massivement contre l'occupant, les Irakiens plongèrent une fois de plus dans la déception : les libérateurs s'intéressaient au pétrole plus qu'à tout. Le conseil provisoire mis sur pied par les forces d'occupation acheva d'invalider les promesses de liberté et de démocratie formulées par les envahisseurs. Ceux qui prétendaient parler au nom du peuple convié à la démocratie étaient des marionnettes aux ficelles tristement ostensibles.

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L'occupation devint toutefois lourde à porter pour les occupants eux-mêmes. Coûts monstrueux, démoralisation au sein des troupes, désintéressement des pseudo-alliés, réactions tièdes ou négatives de l'opinion américaine, autant de réalités déprimantes pour la Maison-Blanche. Les mensonges à propos de l'arsenal irakien n'avaient pas attiédi un électorat épris de victoires et friand de coups de publicité, mais l'opinion s'étonnait quand même de la durée de l'opération. Puisqu'on avait gagné, pourquoi fallait-il maintenir plus de 100 000 soldats en Irak? Et puisque la démocratie élective était la denrée fièrement promise aux Irakiens par la généreuse démocratie étatsunienne, pourquoi ne pas livrer au plus tôt le cadeau annoncé et songer à d'autres voyous?

Les pressions, on s'en doute, viennent désormais de tous les horizons. Il faut quitter l'Irak sans le quitter tout en le quittant. Le plus simple, c'est de faire ses adieux en confiant l'Irak à un gouvernement fictif et docile. Une sorte de conseil provisoire en plus gros, mais en aussi docile. Les apparences de la démocratie sans les risques qui en découlent. Pas question évidemment de s'en remettre au verdict populaire, car ces imprévisibles Irakiens peuvent aussi bien choisir un gouvernement à la nuque rebelle. Les libérateurs pourraient, advenant un scrutin vraiment libre, être récompensés par l'ingratitude irakienne au lieu de gouverner le pays et de gérer son pétrole par fantoches interposés. Donc, pas de scrutin.

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Surgit alors un petit problème : les Irakiens, renseignés par l'histoire, ne veulent pas d'une nouvelle promesse assortie de délais supplémentaires. Ils veulent la démocratie promise et n'ont que faire des contrefaçons qu'on leur propose. Leurs chefs spirituels dénoncent la supercherie et invitent la population à la vigilance. Réaction américaine? Étonnante de cynisme. On fait tout bonnement appel à cette bonne vieille ONU et on lui confie le soin d'expliquer à ce peuple irakien encore novice dans la pratique démocratique qu'il n'est pas prêt pour un scrutin ni, évidemment, pour l'autonomie démocratique qui en découlerait.

C'est là que l'illusion nous guette. Tout est mis en oeuvre, en effet, pour nous convaincre que les États-Unis consentent enfin à partager le pouvoir avec une ONU qu'ils ont récemment abreuvée des pires qualificatifs. Et il s'en trouvera, même au palier des gouvernements, pour croire à cette volte-face. Le passé le plus récent témoigne pourtant avec sécheresse. Washington a multiplié les ultimatums méprisants à l'égard de l'ONU. Ou l'ONU avalisait l'idée d'une invasion de l'Irak ou elle prouvait son insignifiance et méritait le néant. Ou l'ONU désavouait ses équipes d'inspection et adhérait aux mensonges anglo-américains ou elle devenait une potiche à peine décorative. Même quand le besoin d'argent se fit sentir, le ton ne changea guère : l'ONU devait mettre des fonds et des ressources humaines à la disposition des envahisseurs, mais le pouvoir de décision demeurerait intégralement américain. « Nous vous autorisons à payer, mais nous dépenserons votre argent à notre guise. » Difficile de trouver pire comme arrogance. Même en situation de quémandeuse, l'hégémonie orientait toujours son menton vers le ciel.

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À ce stade, il devient utile, mais peut-être déprimant, de regarder Kofi Annan les yeux dans les yeux. Aura-t-il, pour une fois, le courage non pas d'une rébellion impossible, mais d'une transparence minimale? On n'ose espérer que le secrétaire général de l'ONU refuse de collaborer au nouveau mensonge que les États-Unis destinent au peuple irakien, mais peut-on rêver au moins d'une description franche et désabusée du procédé? Que cet homme dise à voix haute qu'on lui fait avaler des couleuvres et qu'il n'a d'autre choix que de se prêter à la duperie, ce serait déjà quelque chose. Les États-Unis ne ralentiraient pas leur course pour si peu, mais l'ONU exercerait le pouvoir moral qu'il faut toujours opposer aux totalitarismes. Dire qu'on agit sous la contrainte, c'est quand même quelque chose.

En avouant publiquement qu'il est contraint à une malhonnêteté, Kofi Annan rachèterait en partie les silences qu'il s'est permis au Rwanda. En révélant qui, à l'époque, lui ordonnait de refuser au général Roméo Dallaire le soutien réclamé, Kofi Annan aurait tourné les réflecteurs vers les pays qui ont vu venir le génocide et ont regardé ailleurs. Peut-être un minimum de transparence aurait-il empêché le pire.

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Une fois de plus, on s'apprête à mentir aux différentes composantes de la société irakienne. Aux Kurdes comme aux Chiites. Une fois de plus, pays et diplomates songent davantage à amadouer l'hégémonie américaine qu'à dénoncer le complot. « Le sang sèche vite en entrant dans l'Histoire. »

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040122.html

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