Dixit Laurent Laplante, édition du 19 janvier 2004

Militariser l'espace et l'emploi

À la lointaine époque au cours de laquelle prospéraient les compagnies d'aviation, la voix hypnotique d'Orson Wells intervenait dans un commercial d'Eastern pour rappeler que, depuis toujours, l'homme rêve de voler. Quelque chose de poétique et de rassurant parvenait aux humains à l'idée d'imiter Icare et d'approcher les dieux. Aujourd'hui, c'est George W. Bush qui parle de l'espace comme d'un univers destiné, lui aussi, à subir la conquête étatsunienne. Rien qui soit poétique ou rassurant. Malgré cela, peut-être n'a-t-on pas pleinement pris conscience des objectifs poursuivis par cette OPA lancée contre l'espace par la nouvelle NASA.

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Donnons d'abord sa place à la campagne électorale américaine, car c'est elle qui encadre depuis quelque temps déjà les décisions et les effets spéciaux de la Maison-Blanche. D'avance, les spécialistes, alertés par Karl Rove, prévoyaient que 2004 mettrait en veilleuse l'Afghanistan et l'Irak et insisterait sur les aspects quotidiens de la gestion républicaine. Le président se présenterait en chef d'État plutôt qu'en chef des armées. Il montrerait la compassion requise, dévoilerait de nouveaux programmes sociaux, se comporterait en grand rassembleur des bonnes volontés. Il ne renoncerait pas à promettre la sécurité, mais il contournerait les résistances et les reproches provoqués par les conflits armés en se consacrant aux enjeux économiques et sociaux.

Jusqu'à maintenant, 2004 se conforme à ce canevas. Les immigrants clandestins bénéficient, en apparence et temporairement du moins, de la clémence impériale. Le protectionnisme étatsunien complique l'existence des économies étrangères, mais fait espérer aux travailleurs des États-Unis une relance peut-être porteuse de prospérité. L'annonce d'une revigoration du programme spatial fournit à Bush II l'occasion de se situer dans le droit fil des politiques de John Kennedy et de Bush I et de lancer au peuple étatsunien un défi d'ordre scientifique. Autant de thèmes qui détournent l'attention des enlisements afghan et irakien.

La stratégie républicaine est habile, car elle déplace le lieu de l'affrontement électoral à l'avantage du président Bush. Même si la preuve est faite que les matamores qui entourent et conditionnent George W. Bush ont menti et mentent toujours au sujet des menaces que représenterait une liste variable d'«États voyoux », les démocrates ont trop tardé à se dissocier de la politique guerrière républicaine pour tirer grand avantage de la nouvelle situation : puisque tout le monde a approuvé les invasions (sauf Howard Dean), il est devenu difficile pour les aspirants démocrates à la présidence de blâmer le menteur qui est passé aux actes. Certes, cela en dit long sur le culte de la force et de la victoire que professe un important segment de l'électorat étatsunien et dont les démocrates ont trop tenu compte, mais cela évacue de la campagne électorale les débats éthiques à propos du mensonge érigé en mode de gouvernance. En adoptant rapidement plusieurs mesures d'ordre social ou apparemment scientifique, George W. Bush se donne donc une avance sur des candidats démocrates encore trop divisés pour que l'électorat perçoive clairement ce qui les différencie.

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On aurait tort, toutefois, de loger le réalignement de la NASA dans le volet étroitement scientifique ou social du projet républicain. Ce que propose Bush II n'a guère de dénominateur commun avec la réaction du président Kennedy devant les premiers satellites soviétiques et les orbites de Gagarine. Même si les États-Unis de 1960 savaient déjà à quel point les investissements requis de l'URSS pour son programme spatial fragilisaient l'empire socialiste, l'imaginaire américain avait besoin d'une suprématie étatsunienne dans ce domaine comme dans les autres. La conjoncture économique se prêtait d'ailleurs à une accélération de la recherche. Aujourd'hui? Washington n'a plus de concurrent et ce n'est tout de même pas le tardif programme spatial chinois qui peut contrebalancer la spectaculaire réussite de la NASA en direction de Mars. En revanche, les offensives américaines contre l'Afghanistan et l'Irak ont montré la terrible efficacité des opérations militaires conduites au sol en conjonction avec les informations véhiculées par les satellites. Quand Kennedy accélérait le pas pour expédier un homme sur la lune avant Moscou, l'imaginaire américain rêvait plutôt d'un symbole que d'un bouclier spatial ou d'une guerre des étoiles. Ce n'est plus le cas.

Certes, le réalignement de la NASA conserve quelque chose de la portée symbolique. Les vols habités, ainsi que le savoureux Tom Wolfe en a fait la démonstration, se justifient mal sur le terrain scientifique, mais ils s'imposent s'il s'agit de créer les héros dont les médias et le public étatsuniens sont friands et de gonfler les budgets de la NASA sans trop de protestations. Ce qui, en revanche, s'éloigne du calcul symbolique et entre de plain-pied dans la stratégie militaire, c'est la convergence déjà visible entre les ambitions hégémoniques de la Maison-Blanche et la militarisation de l'espace. Ce ne sont plus seulement les cultures et les économies que les faucons républicains veulent soumettre, mais la planète Terre, son pourtour spatial et quoi encore.

Qu'on n'entretienne aucune illusion. Si le budget de la NASA n'est gonflé que de façon modérée (seulement une douzaine de milliards en cinq ans), la raison en est double : d'une part, il sera temps de dépenser davantage après l'élection présidentielle; d'autre part, l'enveloppe budgétaire de la NASA importe peu si l'agence spatiale et le Pentagone ont des budgets communicants. Le maquillage scientifique ne doit pas occulter la visée militaire et la prétention spatiale de l'hégémonie.

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Autre dimension à intégrer à la fois à l'analyse de la campagne présidentielle et à celle de l'hégémonie polyvalente : l'emploi. À l'heure actuelle, il est déjà flagrant que le complexe militaro-industriel étatsunien fait de l'implantation de ses usines et de ses centres de recherche un moyen de pression sur les élus et les aspirants politiques de tous les paliers. Qu'un sénateur déteste les bruits de bottes importe peu si, dans son électorat, on garde l'oeil sur les emplois offerts par l'industrie militaire. Le démarchage militaire et industriel, déjà palpable, va bénéficier de nouvelles ressources à mesure que la NASA fera miroiter ses emplois. Déjà, les économistes constatent que la reprise économique qui semble se faire jour aux États-Unis (8,2 % pour un tout récent trimestre) ne provoque aucun accroissement de l'emploi en général et profite à l'industrie militaire plus qu'à l'ensemble des entreprises. La gestion républicaine, en plus de gaver les riches, comble les militaires et dorlote ceux et celles qui produisent l'armement et préparent l'occupation guerrière de l'espace.

On aura compris que la dépendance devient structurelle entre l'industrie militaire et le pouvoir politique. On aura également perçu que le réalignement de la NASA resserre l'emprise républicaine sur un certain électorat et force divers segments de la population à choisir entre le chômage et l'intégration à l'effort de guerre.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040119.html

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